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Réal, jusqu’alors, n’avait pas prononcé un mot, mais dès que la porte se fut refermée derrière Peyrol, il releva la tête.

«Catherine!» dit-il, et sa voix faisait comme un bruissement dans sa gorge. Elle le regarda fixement; il poursuivit: «Écoutez-moi, quand elle découvrira que je suis parti, vous lui direz que je vais revenir bientôt. Demain. Toujours demain!

– Oui, mon bon monsieur», fit Catherine d’une voix inchangée, mais en serrant convulsivement ses mains. «Je n’oserais rien lui dire d’autre!

– Elle vous croira, murmura farouchement Réal.

– Oui, elle me croira», répéta Catherine d’un ton lugubre.

Réal se leva, passa son ceinturon par-dessus sa tête et s’empara de sa valise. Une légère rougeur vint colorer ses joues.

«Adieu», dit-il à la vieille femme silencieuse. Elle ne lui répondit rien, mais au moment où il se détournait pour partir, elle leva un peu la main, hésita et la laissa retomber. Il lui semblait que la colère divine avait choisi les femmes d’Escampobar pour le châtiment. Sa nièce lui apparaissait comme le bouc émissaire chargé de tous les meurtres et de tous les blasphèmes de la Révolution. Elle-même aussi avait été écartée de la grâce de Dieu. Mais il y avait bien longtemps de cela. Depuis lors, elle avait fait sa paix avec le Ciel. Elle leva de nouveau la main et cette fois fit en l’air le signe de la croix vers le dos du lieutenant Réal.

De la fenêtre de sa chambre, tout en raclant sa large joue à l’aide de son rasoir anglais, Peyrol aperçut le lieutenant Réal dans le sentier qui menait au rivage, et en l’apercevant de cet endroit d’où il découvrait une vaste étendue de mer et de terre, il haussa les épaules avec impatience, sans y être incité par rien de visible. On ne pouvait vraiment pas se fier à ces porteurs d’épaulettes. Ils bourreraient la tête de n’importe qui d’on ne sait quelles idées, pour leur bon plaisir, ou dans l’intérêt du service. Mais c’était un trop vieux singe pour se laisser prendre à des grimaces; d’ailleurs, ce garçon qui s’en allait, raide et perché sur de longues jambes avec ses grands airs d’officier, était en somme assez honnête. En tout cas, il savait reconnaître un marin, bien qu’il eût le sang aussi froid qu’un poisson. Peyrol eut un sourire un peu tordu.

Tout en essuyant la lame de son rasoir qui faisait partie d’une série de douze dans un écrin, il revoyait l’Océan enveloppé d’une brume étincelante et un courrier des Indes avec ses vergues brassées [107] en tous sens et ses voiles en ralingue [108] au-dessus du pont couvert de sang qu’avait envahi une bande de corsaires, et, dominant l’horizon lointain, l’île de Ceylan, comme un mince nuage bleu. Il avait toujours eu envie de posséder un jeu de rasoirs anglais et voilà qu’il l’avait trouvé: il était, pour ainsi dire, tombé dessus: la boîte gisait par terre dans une cabine déjà saccagée. «Pour du bon acier, c’était du bon acier», se disait-il en regardant fixement la lame. Et pourtant, elle était presque usée. Les autres aussi. Cet acier-là! Et il tenait l’écrin dans sa main, comme s’il venait de le ramasser par terre. Le même écrin. Le même homme. Et l’acier était usé.

Il referma brusquement l’écrin, le jeta dans son coffre resté ouvert et laissa retomber le couvercle. Le sentiment qui lui monta au cœur et que des hommes plus conscients que lui [109] avaient éprouvé, c’était que la vie était un songe plus impalpable encore que cette vision de Ceylan, étendue comme un nuage au-dessus de la mer. Un songe qu’on a laissé derrière soi. Un songe qu’on a droit devant soi. Cette philosophie désenchantée prit la forme d’un violent juron: «Sacré nom de nom de nom… Tonnerre de bon Dieu!»

En serrant le nœud de sa cravate, il la mania avec fureur, comme s’il voulait s’étrangler. Il enfonça rageusement un béret mou sur ses boucles vénérables et saisit son gourdin, mais avant de sortir de la pièce il s’approcha de la fenêtre qui donnait vers l’est. Il ne pouvait voir la Petite Passe, masquée par la colline où se trouvait le belvédère, mais à sa gauche, une grande partie de la rade d’Hyères s’étendait devant lui, d’un gris pâle dans la lumière du matin, et, s’élevant au loin, la terre aux abords du cap Blanc [110], dont les détails étaient encore vagues, à l’exception d’un seul objet qui par sa forme aurait pu être un phare, si Peyrol n’avait fort bien su que c’était la corvette anglaise déjà en train de faire route, toutes voiles dehors.

Cette découverte satisfit Peyrol, surtout parce qu’il s’y attendait. Le navire anglais faisait exactement ce qu’il avait escompté, et Peyrol regarda dans la direction de la corvette avec un sourire de triomphe méchant comme s’il se fût trouvé face à face avec le commandant anglais lui-même. Pour on ne sait quelle raison, il s’imaginait le capitaine Vincent avec une longue figure, des dents jaunes et une perruque, tandis que cet officier portait ses cheveux et avait une rangée de dents à faire honneur à une élégante de Londres, ce qui était en réalité la raison secrète pour laquelle le capitaine Vincent arborait si souvent de radieux sourires.

Le navire, à cette grande distance, et naviguant dans sa direction, retint Peyrol à la fenêtre assez longtemps pour que la lumière croissante du matin se transformât en un soleil étincelant qui vint marquer sur le profil uniforme de la terre les teintes des bois, des rochers et des champs, avec les taches claires des maisons pour animer le paysage. Le soleil entourait le navire d’une sorte de halo. Peyrol, après s’être ressaisi, quitta la pièce, fermant doucement la porte. Doucement aussi il descendit de sa mansarde. Sur le palier, il se sentit en proie à un combat intérieur dont il triompha bientôt; après quoi il s’arrêta à la porte de la chambre de Catherine, et l’ayant entrouverte, avança la tête. À l’autre bout de la pièce, il aperçut Arlette profondément endormie. Sa tante avait étendu sur elle un mince couvre-pieds. Ses souliers bas étaient placés au pied du lit. Ses cheveux noirs dénoués s’étalaient librement sur l’oreiller; et le regard de Peyrol fut arrêté par la longueur des cils sur sa joue pâle. Soudain il crut qu’elle avait bougé, il retira vivement la tête, et ferma la porte. Il écouta un moment, et eut envie de la rouvrir, mais jugeant la chose trop risquée, il descendit l’escalier. Lorsqu’il reparut dans la cuisine, Catherine se retourna brusquement. Elle était habillée pour la journée avec un grand bonnet blanc sur la tête, un corsage noir et une jupe brune à gros plis. Elle portait aux pieds une paire de sabots vernis par-dessus ses souliers.

«Pas trace de Scevola», dit-elle en s’avançant vers Peyrol. «Et Michel n’est pas encore venu non plus.»

Peyrol se disait qu’un peu plus petite, avec ses yeux noirs et son nez légèrement recourbé, on l’aurait prise pour une sorcière. Mais les sorcières peuvent lire les pensées des gens, et il regarda franchement Catherine avec la conviction agréable qu’elle ne pouvait pas lire ses pensées.

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[107] Un navire dont les vergues sont brassées c’est-à-dire orientées n’importe comment est désemparé.

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[108] La ralingue étant un cordage cousu en renfort sur le côté d’une voile, une voile est en ralingue quand elle est disposée de manière que le vent la frappe dans la direction de sa ralingue de chute qui est au vent, c’est-à-dire de manière que la voile ne soit ni pleine ni coiffée et n’ait aucune influence sur la marche du navire.

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[109] L’idée que la vie est un songe a été exprimée à maintes reprises par des poètes comme Shelley, Poe, Longfellow, Browning, sans parler de Shakespeare, tous plus conscients et cultivés que Peyrol.

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[110] La Petite Passe sépare la presqu’île de Giens de l’île de Porquerolles. Le cap Blanc, au sud du cap Bénat, se trouve à l’extrême est de la rade d’Hyères.