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Peyrol hocha la tête: «Ça fera très bien mon affaire», dit-il.

Et avant qu’il eût rassemblé les rênes et lui eût donné du talon, la mule, comme si elle n’avait attendu que ces mots, s’engagea dans le sentier.

Moins de cinq minutes après, Peyrol mettait pied à terre devant un corps de bâtiment long et bas, attenant à une maison de ferme élevée, percée de quelques fenêtres seulement et flanquée de murs de pierre qui clôturaient non seulement une cour, mais encore apparemment un ou deux champs. Une voûte d’entrée était ouverte à gauche, mais Peyrol mit pied à terre devant la porte par laquelle il pénétra dans une salle dénudée, aux murs rugueux blanchis à la chaux, avec quelques tables et chaises de bois, et qui aurait pu être un café de campagne. Il frappa du poing sur une table. Une jeune femme avec un fichu autour du cou et une robe à rayures rouges et blanches, des cheveux très noirs et la bouche rouge, parut par un passage voûté à l’intérieur.

«Bonjour, citoyenne», dit Peyrol.

Elle parut si étonnée de l’aspect inaccoutumé de l’inconnu qu’elle murmura pour toute réponse: «Bonjour»; mais un moment après, elle s’avança et prit un air d’attente. L’ovale parfait de son visage, le teint de ses joues lisses, et la blancheur de sa gorge, arrachèrent au citoyen Peyrol un léger sifflement entre ses dents serrées.

«J’ai soif, cela va sans dire, lui dit Peyrol, mais ce que je voudrais surtout savoir, c’est si je pourrais séjourner ici.»

Le bruit des sabots de la mule au-dehors fit sursauter Peyrol; mais la femme le retint.

«Elle s’en va simplement dans l’appentis. Elle connaît le chemin. Quant à ce que vous demandez, le maître sera ici dans un instant. Personne ne vient jamais ici. Combien de temps voudriez-vous séjourner?»

Le vieux flibustier la regarda attentivement.

«Pour vous dire la vérité, citoyenne, ça pourrait bien être en quelque sorte définitivement.»

Elle eut un sourire qui fit étinceler ses dents, sans que la moindre gaieté ni même un changement d’expression parût dans ses yeux agités qui ne cessaient d’aller et de venir dans la pièce vide comme si Peyrol fût entré suivi d’une foule de fantômes.

«C’est comme moi, dit-elle. J’ai vécu ici quand j’étais enfant.

– Vous êtes encore presque une enfant», dit Peyrol en l’examinant avec un sentiment qui n’était plus de la surprise ou de la curiosité mais qui semblait s’être logé au fin fond de sa poitrine.

«Êtes-vous un patriote?» demanda-t-elle, en continuant à observer dans la pièce l’invisible compagnie.

Peyrol, qui pensait «en avoir fini avec toutes ces fichues bêtises», eut un mouvement de colère et ne sut que répondre.

«Je suis français», dit-il brusquement.

On entendit une voix de femme âgée qui, par la porte intérieure ouverte, appela: «Arlette!

– Que veux-tu?» répondit-elle avec empressement.

«Il y a une mule sellée qui est entrée dans la cour.

– C’est bon. L’homme est ici.»

Ses yeux, qui s’étaient arrêtés, recommencèrent à errer tout autour de la pièce et de Peyrol lui-même, immobile. Elle fit un pas pour se rapprocher de lui et, à voix basse, sur un ton confidentiel, demanda: «Avez-vous jamais porté une tête de femme au bout d’une pique?»

Peyrol qui avait vu des combats, des massacres sur terre et sur mer, des villes prises d’assaut par de sauvages guerriers, qui avait tué des hommes pour attaquer ou se défendre, fut d’abord frappé de mutisme par cette simple question, puis se sentit enclin à parler avec amertume.

«Non! J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoir fait. C’étaient pour la plupart des hâbleurs au cœur de poltron. Mais qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire?»

Elle ne l’écoutait pas; du bout de ses dents blanches, elle mordait sa lèvre inférieure et ses yeux ne cessaient d’aller et de venir. Peyrol, soudain, se rappela le sans-culotte, le buveur de sang. Son mari. Était-ce possible?… Oui, c’était bien possible. Il n’en savait rien. Il eut le sentiment d’être d’une ignorance absolue. Quant à arrêter le regard de cette femme, autant aurait valu essayer d’attraper avec les mains un oiseau de mer sauvage. Elle avait d’ailleurs vraiment l’air d’un oiseau de mer, insaisissable. Mais Peyrol avait appris à être patient, de cette patience qui est souvent une forme de courage. Il était connu pour cela. Cela l’avait servi plus d’une fois dans des situations dangereuses. Une fois même cela lui avait carrément sauvé la vie. Rien que de la patience. Il pouvait bien attendre maintenant. Il attendit. Et soudain, comme si cette patience l’eût apprivoisée, cette étrange créature abaissa ses paupières, s’avança tout contre lui et se mit à tripoter le revers de sa veste,… d’un geste qu’aurait pu faire un enfant. La surprise suffoqua presque Peyrol, mais il demeura parfaitement immobile. Il était enclin à retenir sa respiration. Il ressentait une émotion douce et indéfinissable: et comme les paupières de la femme restaient baissées, au point que ses cils noirs étaient posés comme une ombre sur ses joues pâles, il n’eut même pas besoin de se contraindre à sourire. Le premier moment d’étonnement passé, il n’éprouva même plus de surprise. C’était ce que ce geste avait eu de soudain, et non pas la nature de l’action même, qui l’avait étonné.

«Oui. Vous pouvez séjourner ici. Je pense que nous serons bons amis. Je vous parlerai de la Révolution.»

À ces mots, Peyrol, cet homme habitué aux actions violentes, sentit comme un souffle glacé lui passer sur la nuque.

«À quoi bon! fit-il.

– Il le faut», lui dit-elle, et, s’écartant de lui promptement, sans lever les yeux, elle tourna les talons et disparut en un moment, d’un pas si léger qu’on aurait dit que ses pieds n’avaient pas même touché le sol.

Peyrol, les yeux fixés sur la porte de la cuisine, aperçut au bout d’un moment la tête d’une femme d’un certain âge, aux joues brunes et maigres, nouée dans un mouchoir multicolore, et qui le regardait craintivement.

«Une bouteille de vin, s’il vous plaît», cria-t-il à cette tête.

III

L’affectation commune aux marins de ne s’étonner de rien de ce que peut offrir la mer ou la terre était devenue chez Peyrol une seconde nature. Ayant appris, dès l’enfance, à réprimer tout signe d’étonnement en présence de tous les spectacles ou événements extraordinaires, de tous les gens singuliers, de toutes les coutumes singulières, ou des plus redoutables phénomènes de la nature (manifestés par la violence des volcans, par exemple, ou la furie des êtres humains), il était vraiment devenu indifférent, ou peut-être seulement tout à fait inexpressif. Il avait tant vu de bizarreries et d’atrocités, avait entendu tant d’histoires stupéfiantes, qu’en face d’une nouvelle aventure sa réaction mentale habituelle était généralement formulée par ces mots: «J’en ai vu bien d’autres.» La dernière fois qu’il avait éprouvé une sorte de terreur panique du surnaturel, ç’avait été en voyant mourir, sous un tas de haillons, cette femme farouche et décharnée qu’était sa mère: et la dernière chose qui, à l’âge de douze ans, l’avait presque anéanti par une sorte d’épouvante, ç’avait été le tumulte déchaîné et la multitude de la foule sur les quais de Marseille, une chose absolument inconcevable qui l’avait fait chercher refuge derrière une pile de sacs de blé, après qu’on l’eut chassé de la tartane. Il était resté là à trembler, jusqu’au moment où un homme, avec un tricorne et un sabre au côté (l’enfant n’avait jamais vu de sa vie ni chapeau ni sabre pareils) le saisit par le bras juste au-dessous de l’épaule et l’extirpa de là; un homme qui aurait pu être un ogre (mais Peyrol n’avait jamais entendu parler d’un ogre) et qui, en tout cas, était dans son genre plus effrayant et plus étonnant que tout ce qu’il aurait pu imaginer, s’il avait eu alors la moindre faculté d’imagination. Il y avait assurément dans tout cela de quoi vous faire mourir de frayeur, mais cette possibilité ne lui vint pas un instant à l’esprit. Il ne devint pas fou non plus: comme il n’était qu’un enfant, il s’adapta simplement, par une acceptation passive, à des conditions de vie nouvelles et inexplicables, et ce fut l’affaire de vingt-quatre heures à peu près. Après cette initiation, le reste de son existence, depuis les poissons volants jusqu’aux baleines, puis aux nègres et aux récifs de corail, aux ponts ruisselants de sang et à la torture par la soif dans des embarcations découvertes, avait été relativement simple. À l’époque où il entendit parler d’une révolution en France et de certains immortels principes qui causaient la mort de quantité de gens – ce qu’il apprit de la bouche de marins et de voyageurs, et par des gazettes venues d’Europe et vieilles d’un an -, il était déjà en état d’apprécier à sa manière personnelle l’histoire contemporaine. Une mutinerie où l’on jette les officiers par-dessus bord. Il avait déjà vu pareille chose à deux reprises, en se trouvant tour à tour dans l’un et l’autre camp. Mais dans ce bouleversement-là, il ne choisit pas son camp. C’était une affaire trop lointaine, trop vaste, et trop confuse aussi. Il avait toutefois appris le jargon révolutionnaire assez rapidement et l’employait à l’occasion, avec un secret mépris. Tout ce qu’il avait enduré, depuis un amour insensé pour une petite Jaune jusqu’à la trahison d’un ami intime, un camarade de bord (et Peyrol s’avouait à lui-même qu’il ne pouvait encore s’expliquer ni l’une ni l’autre de ces aventures), sans compter les nuances diverses de son expérience des hommes et des passions dans l’entre-temps, tout cela avait mis un rien de mépris universel – sédatif prodigieux – dans l’étrange mixture qu’on pouvait appeler l’âme de Peyrol à son retour au pays.