Выбрать главу

– J’aimerais, Peyrol, que vous ne parliez pas tant», dit le lieutenant en tournant légèrement la tête. Il fut frappé de l’étrange expression qu’avait prise le visage du vieux flibustier. «Et je ne vois pas quelle importance a le moment précis. Je vais à la recherche de l’escadre. Tout ce que vous avez à faire, c’est de hisser les voiles pour moi et de sauter à terre.

– C’est très simple», remarqua Peyrol entre ses dents, et il se mit alors à chanter:

Quoique leurs chapeaux soient bien laids, Goddam! Moi, j’aime les Anglais, Ils ont un si bon caractère! mais il s’interrompit brusquement pour interpeller Scevola:

«Hé! citoyen» Puis, à Réal, d’un ton de confidence: «Il ne dort pas, vous savez, mais il n’est pas comme les Anglais, il a un sacré mauvais caractère. Il s’est mis dans la tête», continua Peyrol à haute voix et d’un ton innocent, «que vous l’aviez enfermé cette nuit dans la cabine. Avez-vous remarqué le regard venimeux qu’il vient de vous lancer?»

Le lieutenant Réal et le naïf Michel semblaient tous deux stupéfaits de tant de bruyante gaieté; mais pendant tout ce temps, Peyrol ne cessait de songer: «Je voudrais tout de même bien savoir où en est cet orage et quelle tournure il va prendre. Je ne peux pas m’en rendre compte à moins de monter à la ferme pour jeter un coup d’œil vers l’ouest. Il est peut-être loin, dans la vallée du Rhône; il y est sans doute, et il va en sortir, sacré nom d’un chien. On ne va pas pouvoir compter sur une demi-heure de vent régulier de n’importe où.» Il jeta un regard de gaieté ironique sur les trois visages tour à tour. Michel y répondit avec son habituelle expression de bon chien et sa bouche innocemment ouverte. Scevola gardait le menton enfoui dans la poitrine. Le lieutenant Réal demeurait insensible à toute impression extérieure et son regard absent semblait ne tenir aucun compte de Peyrol. Le flibustier lui-même parut se replonger bientôt dans ses pensées. Le dernier souffle d’air se dissipa dans le petit bassin et le soleil se dégageant au-dessus de Porquerolles l’inonda d’une lumière soudaine qui fit cligner les yeux de Michel comme ceux d’un hibou.

«Il fait chaud de bonne heure», déclara-t-il à haute voix, mais simplement parce qu’il avait pris l’habitude de se parler à lui-même. Il n’aurait pas eu la présomption d’émettre une opinion sans que Peyrol l’y invitât.

La voix de Michel rappela Peyrol à lui-même; aussi proposa-t-il de hisser les vergues à bloc [113] et pria même le lieutenant Réal de l’aider dans cette opération qui se fit sans autre bruit que le léger grincement des poulies. Les voiles restèrent carguées, mais hautes [114].

«Comme ça, fit Peyrol, vous n’aurez qu’à larguer partout et vous aurez tout de suite les voiles dehors.»

Sans lui répondre, Réal retourna prendre sa place près de la tête du gouvernail. Il se disait: «Je pars à la sauvette. Non, il y a l’honneur, le devoir. Et puis, bien sûr, je reviendrai. Mais quand? On m’oubliera complètement et on ne m’échangera jamais. Cette guerre va peut-être durer des années…» Et il regrettait illogiquement de n’avoir pas un Dieu auquel demander l’allégement de son angoisse. «Elle sera désespérée», pensait-il, le cœur torturé par l’image qu’il se faisait d’Arlette devenue folle. La vie, toutefois, avait de bonne heure rempli son esprit d’amertume, et il se disait: «Mais, pensera-t-elle seulement à moi dans un mois?» Aussitôt, il se sentit rempli d’un tel remords qu’il se leva comme s’il avait l’obligation morale de remonter avouer à Arlette cette pensée cynique et sacrilège. «Je suis fou», murmura-t-il, en s’appuyant sur la lisse basse. Ce manque de foi le rendait si profondément malheureux qu’il sentait toute sa force de volonté l’abandonner. Il s’assit et se laissa aller à sa souffrance. Il songeait tristement: «On a vu des hommes jeunes mourir subitement. Pourquoi pas moi? En vérité, je suis à bout de forces, je suis déjà à moitié mort. Oui, mais ce qui me reste de ma vie ne m’appartient plus.»

«Peyrol!», dit-il d’une voix si perçante que Scevola lui-même en releva la tête. Il fit effort pour maîtriser sa voix et reprit en parlant très distinctement: «J’ai laissé une lettre pour le secrétaire général de la majorité [115], demandant que l’on paie à Jean – vous vous appelez bien Jean, n’est-ce pas? – Peyrol, deux mille cinq cents francs, prix de la tartane sur laquelle je pars. C’est correct?

– Pourquoi avez-vous fait cela?» demanda Peyrol extrêmement impassible en apparence. «Pour me causer des ennuis?

– Ne dites donc pas de sottises, canonnier, personne ne se rappelle votre nom. Il est enterré sous une pile de papiers noircis. Je vous prie d’aller là-bas leur dire que vous avez vu de vos yeux le lieutenant Réal s’embarquer pour remplir sa mission.»

Peyrol demeurait toujours impassible, mais son regard se remplit de fureur. «Ah! oui, je me vois allant là-bas. Deux mille cinq cents francs! Deux mille cinq cents foutaises!» Il changea de ton tout à coup. «J’ai entendu quelqu’un dire que vous étiez un honnête homme et je suppose que ceci en est une preuve. Eh bien! au diable votre honnêteté.» Il regarda le lieutenant d’un air furieux, puis il se dit: «Il ne fait même pas semblant d’écouter ce que je lui dis», et une autre sorte de colère, à moitié faite de mépris et à moitié d’un élément d’obscure sympathie, vint remplacer sa franche fureur. «Bah!» dit-il. Il cracha par-dessus le bord et marchant résolument vers Réal, lui tapa sur l’épaule. Celui-ci jeta sur lui un regard absolument dénué d’expression, et ce fut le seul effet du geste de Peyrol.

L’ancien Frère-de-la-Côte ramassa alors la valise du lieutenant qu’il alla porter dans la cabine. En passant, il entendit Scevola articuler le mot: «Citoyen», mais ce n’est qu’en revenant qu’il consentit à lui dire: «Eh bien?

– Qu’est-ce que vous allez faire de moi? demanda Scevola.

– Vous n’avez pas voulu m’expliquer comment vous êtes venu à bord de cette tartane», dit Peyrol d’un ton qui paraissait presque amical, «je n’ai donc pas besoin de vous dire, moi, ce que je vais faire de vous.»

Un sourd grondement de tonnerre suivit de si près ces paroles que l’on aurait pu croire qu’il avait jailli des lèvres mêmes de Peyrol. Il regarda le ciel avec inquiétude. Il était encore clair au-dessus de sa tête, et du fond de ce petit bassin entouré de rochers, on n’avait de vue d’aucun autre côté: mais alors même qu’il regardait en l’air, il y eut une sorte de brève lueur dans le soleil à laquelle succéda un violent, mais lointain coup de tonnerre. Pendant la demi-heure qui suivit, Peyrol et Michel s’affairèrent à terre pour tendre un long câble de la tartane à l’entrée de la crique; ils en attachèrent l’extrémité à un buisson. C’était afin de haler la tartane dans la crique. Ils remontèrent ensuite à bord. Le petit coin de ciel au-dessus de leurs têtes était encore clair, mais tout en avançant avec le câble de halage le long de la crique, Peyrol aperçut le bord du nuage. Le soleil devint tout à coup brûlant et, dans l’air stagnant, la lumière sembla changer mystérieusement de qualité et de couleur. Peyrol jeta son bonnet sur le pont, offrant sa tête nue à la menace subtile de cet air immobile et étouffant.

«Cré Dié! Ça chauffe!» grommela-t-il en relevant les manches de sa veste. De son robuste avant-bras, sur lequel était tatouée une sirène avec une queue de poisson immensément longue, il s’essuya le front. Ayant aperçu sur le pont l’épée et le ceinturon du lieutenant, il les ramassa et, sans autre cérémonie, les lança au bas de l’échelle de la cabine. Comme il passait de nouveau près de Scevola, le sans-culotte éleva la voix.

вернуться

[113] Bien que l’anglais emploie pour désigner cette manoeuvre l’expression to masthead the yards, il est évident que les vergues ne sont pas toutes en tête de mât.

вернуться

[114] Carguer une voile, c’est en retrousser les angles inférieurs (en agissant sur les cordages nommés cargue-joints) pour la soustraire en partie à l’action du vent.

вернуться

[115] Lieu où étaient les bureaux du major de la Marine, officier qui présidait à l’établissement de la garde dans l’Arsenal.