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«Qu’est-ce que vous allez faire de moi?

– Que diriez-vous d’une petite promenade en mer?» demanda Peyrol d’un ton qui n’était pas sans bienveillance.

Le citoyen Scevola, qui, jusqu’alors avait paru complètement abattu et dompté, poussa un cri perçant tout à fait imprévu:

«Détachez-moi. Mettez-moi à terre.»

Michel, occupé à l’avant, se laissa aller à sourire, comme s’il eût eu un sentiment raffiné de l’incongruité. Peyrol demeura sérieux.

«On va vous détacher dans un instant», déclara-t-il au patriote buveur de sang qui avait si longtemps passé pour être possesseur non seulement d’Escampobar, mais de l’héritière d’Escampobar, qu’habitué comme il l’était à vivre sur des apparences, il en était presque arrivé à croire lui-même à cette possession. Aussi hurla-t-il à ce rude réveil. Peyrol éleva la voix: «Embraque l’amarre [117], Michel!»

Comme, une fois les amarres larguées, la tartane avait évité [118] en débordant du rivage, le mouvement que lui donna Michel la porta vers la passe par laquelle le bassin communiquait avec la crique. Peyrol était à la barre, et en un moment, glissant à travers l’étroit couloir, la tartane gardant son erre bondit presque au milieu de la crique.

On sentait une petite brise qui ridait l’eau légèrement, mais au large, la mer assombrie se tachetait déjà de moutons. Peyrol donna la main à Michel pour embraquer les écoutes, puis revint ensuite prendre la barre. Le joli bâtiment, propre comme un sou neuf, si longtemps immobile, se mit à glisser vers le vaste monde. Michel, comme éperdu d’admiration, regardait le rivage. La tête du citoyen Scevola était retombée sur ses genoux tandis que de ses mains sans force il entourait mollement ses jambes. On eût dit la figure même du découragement.

«Hé, Michel! Viens ici et détache-moi le citoyen. Ce n’est que juste qu’il soit libre pour cette petite excursion en mer.»

Une fois son ordre exécuté, Peyrol s’adressa à la forme désolée qui était assise sur le pont: «Comme cela, si la tartane venait à chavirer dans un coup de vent, vous auriez la même chance que nous de sauver votre peau à la nage.»

Scevola dédaigna de répondre. Dans sa rage, il était occupé à se mordre les genoux furtivement.

«Vous êtes venu à bord dans quelque intention meurtrière. À qui en aviez-vous, sinon à moi, Dieu seul le sait. Je me sens parfaitement justifié en vous offrant un petit tour en mer. Je ne vous cacherai pas, citoyen, que cela n’ira pas sans quelque risque de mort ou de blessure. Mais ne vous en prenez qu’à vous du fait d’être ici.»

À mesure que la tartane s’éloignait de la crique, elle obéissait davantage à la force de la brise et elle bondissait en avant d’un mouvement rapide. Un vague sourire de contentement éclairait le visage velu de Michel.

«Elle sent la mer», lui dit Peyrol qui prenait plaisir à la marche rapide de son petit bâtiment. «C’est différent de ta lagune, Michel!

– Pour sûr», dit-il avec la gravité qui convenait.

«Ça ne te parait pas drôle à toi, lorsque tu te retournes vers la terre, de penser que tu n’as rien laissé derrière toi, rien, ni personne?»

Michel prit l’aspect d’un homme auquel on soumet un problème intellectuel. Depuis qu’il était devenu le séide de Peyrol, il avait complètement perdu l’habitude de penser. Des instructions et des ordres étaient choses faciles à saisir; mais une conversation avec celui qu’il appelait «notre maître» était une affaire sérieuse qui réclamait une attention intense et concentrée.

«Peut-être bien», murmura-t-il d’un air étrangement embarrassé.

«Eh bien! Tu as de la chance, crois-moi», dit Peyrol en surveillant la marche de son petit navire qui longeait la pointe de la presqu’île. «Tu n’as pas même un chien à qui tu puisses manquer.

– Je n’ai que vous, maître Peyrol!

– C’est ce que je pensais», répondit celui-ci comme s’il se parlait un peu à lui-même, tandis que Michel, en bon marin, gardait l’équilibre en épousant les mouvements du navire sans quitter des yeux le visage du Frère-de-la-Côte.

«Non», s’écria tout à coup Peyrol après un moment de méditation, «je ne pouvais pas te laisser derrière moi». Il tendit vers Michel sa main ouverte.

«Mets ta main ici», dit-il. Michel hésita un moment devant cette extraordinaire proposition. Il s’exécuta à la fin et Peyrol, serrant vigoureusement la main du pêcheur dépourvu de tout, lui dit:

«Si j’étais parti seul, je t’aurais laissé sur ce rivage comme un homme abandonné pour mourir sur une île déserte.» Une faible perception de ce que la circonstance avait de solennel sembla pénétrer le cerveau primitif de Michel. Les paroles de Peyrol s’associèrent en lui au sentiment de la place insignifiante qu’il occupait au dernier rang de l’espèce humaine; et timidement, avec son regard clair, innocent et sans nuage, il murmura l’axiome fondamental de sa philosophie: «Il faut bien que quelqu’un soit le dernier ici-bas.

– Eh bien! alors, il faudra que tu me pardonnes tout ce qui pourra arriver d’ici au coucher du soleil.»

La tartane, docile à la barre, laissa porter [119] pour mettre le cap à l’est.

Peyrol murmura: «Elle sait encore naviguer.»

Son indomptable cœur, si lourd depuis tant de jours, eut un moment d’exaltation, l’illusion d’une immense liberté.

À ce moment, Réal, étonné de ne plus trouver la tartane dans le bassin, courait comme un fou vers la crique où il pensait que Peyrol devait l’attendre pour lui en remettre le commandement. Il courut jusqu’à ce même rocher sur lequel l’ancien prisonnier de Peyrol s’était assis après son évasion, trop exténué pour se réjouir et cependant ragaillardi par l’espérance de la liberté. La situation de Réal était pire. Il ne distingua aucune forme indécise à travers le léger voile de pluie qui frappait cette nappe d’eau abritée et encadrée par les rochers. Le petit bâtiment avait été enlevé. Comment était-ce possible! Il devait avoir les yeux malades! De nouveau le versant dénudé de la colline retentit du nom de «Peyrol» hurlé par Réal de toute la force de ses poumons. Il ne le hurla qu’une fois, et environ cinq minutes plus tard il parut à la porte de la cuisine, haletant, ruisselant, comme s’il venait de remonter à grand-peine du fond de la mer. Arlette, pâle comme une morte, reposait dans le fauteuil à haut dossier, les membres détendus, la tête sur le bras de Catherine. Il la vit ouvrir des yeux noirs, énormes et comme s’ils n’appartenaient pas à ce monde; il vit la vieille Catherine tourner la tête, entendit un cri de surprise: une sorte de lutte sembla s’engager entre les deux femmes. Il leur cria comme un fou: «Peyrol m’a trahi!» et en un instant, faisant claquer la porte, il disparut.

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[117] Embraquer (ou abraquer) un cordage, c’est haler dessus pour le tendre ou en faire disparaître le mou.

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[118] Éviter (sur son ancre), c’est pour un navire au mouillage changer de direction sous l’action du vent ou d’un courant.

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[119] Changea de direction pour gonfler ses voiles et prendre de la vitesse.