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Réal, de la position qu’il occupait sur le belvédère, aperçut dans l’averse devenue moins drue les voiles latines contournant la pointe nord de Porquerolles et disparaissant derrière la terre.

Un moment après il vit l’Amelia qui faisait voile d’une façon qui ne laissait aucun doute sur ses intentions de lui donner la chasse. Sa haute voilure disparut bientôt, elle aussi, derrière la pointe de Porquerolles. Quand elle eut disparu, Réal se tourna vers Arlette.

«Allons», dit-il. Stimulée par la brève apparition, à la porte de la cuisine, de Réal, qu’elle avait pris d’abord pour la vision d’un homme disparu qui lui faisait signe de le suivre jusqu’au bout du monde, Arlette s’était arrachée aux bras maigres et osseux de la vieille femme incapable de résister aux efforts de ce jeune corps et à sa fougue violente. Elle avait couru droit au belvédère, quoique rien ne pût l’y guider si ce n’est un aveugle désir de chercher Réal partout où il pouvait être. Il ne s’aperçut pas qu’elle l’avait rejoint avant qu’elle ne lui saisît tout à coup le bras avec une énergie et une résolution dont un être faible d’esprit n’eût pas été capable. Il sentit qu’elle s’emparait de lui d’une façon qui lui ôta du cœur tout scrupule. Accroché au tronc de l’arbre, il passa son autre bras autour de la taille de la jeune femme, et quand elle lui eut avoué qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait couru jusqu’à cet endroit plutôt qu’ailleurs, mais que si elle ne l’avait pas trouvé, elle se serait jetée du haut de la falaise, il resserra son étreinte avec une exultation soudaine, comme si Arlette était un don obtenu par la prière et non la pierre d’achoppement de sa conscience puritaine. Ils revinrent ensemble à la ferme. Dans la lumière qui déclinait, les bâtiments inertes les attendaient; les murs en étaient noircis par la pluie, et les grands toits inclinés luisaient sinistrement sous la fuite désolée des nuages. Dans la cuisine, Catherine entendit le bruit de leurs pas mêlés et, raidie dans son grand fauteuil, attendit leur venue. Arlette jeta ses bras autour du cou de la vieille femme, tandis que Réal se tenait de côté et les regardait. Des images se succédaient vertigineusement dans son esprit et s’abîmaient dans un sentiment puissant: le caractère irrévocable des circonstances qui le livraient à cette femme, car, dans le bouleversement de ses sentiments, il inclinait à la croire plus saine d’esprit que lui-même. Un bras passé par-dessus les épaules de la vieille femme, Arlette baisait le front ridé sous la bande blanche du bonnet qui, sur cette tête altière, avait l’air d’un diadème rustique.

«Demain, il faudra que toi et moi, nous descendions à l’église.»

L’attitude austère et digne de Catherine sembla ébranlée par cette proposition d’avoir à conduire devant le Dieu avec qui depuis longtemps elle avait fait sa paix, cette infortunée jeune fille, choisie pour partager la culpabilité des horreurs indicibles et impies qui lui avaient obscurci l’esprit.

Arlette, toujours penchée sur le visage de sa tante, étendit une main vers Réal qui fit un pas en avant et la prit silencieusement dans la sienne.

«Oh! oui, n’est-ce pas, ma tante, insista Arlette. Il faudra que tu viennes avec moi prier pour Peyrol que, toi et moi, nous ne reverrons jamais plus.»

Catherine baissa la tête: était-ce sous l’effet de l’assentiment ou du chagrin? Et Réal éprouva une émotion inattendue et profonde, car il était, lui aussi, convaincu qu’aucune des trois personnes de la ferme ne reverrait jamais Peyrol. On eût dit que l’écumeur des vastes mers les avait abandonnés à eux-mêmes, sous le coup d’une impulsion soudaine faite de mépris, de magnanimité, d’une passion lasse d’elle-même. De quelque façon qu’il l’eût conquise, Réal était prêt à serrer à jamais sur son cœur cette femme que la main rouge de la Révolution avait touchée; car cette femme dont les petits pieds avaient plongé jusqu’à la cheville dans les terreurs de la mort, lui apportait, à lui, le sentiment de la vie triomphante.

En arrière de la tartane, le soleil sur le point de se coucher éclairait d’une lueur rouge terne et cramoisie une bande séparant le ciel couvert de la mer assombrie. La presqu’île de Giens et les îles d’Hyères ne formaient qu’une seule masse qui se détachait toute noire sur la ceinture enflammée de l’horizon; mais vers le nord la côte alpine allongeait à perte de vue ses sinuosités infinies sous des nuages bas.

La tartane semblait s’élancer du même mouvement que les vagues dans l’étreinte de la nuit tombante. À un peu plus d’un mille, par la hanche [126] sous le vent, l’Amelia, sous toutes ses voiles majeures [127] menait la chasse à fond. Elle durait déjà depuis plusieurs heures, car Peyrol, en prenant le large, avait dès le début réussi à gagner de l’avance sur l’Amelia. Tant qu’elle fut sur cette large nappe d’eau calme qu’on appelle la rade d’Hyères, la tartane, qui était vraiment un bâtiment extraordinairement rapide, réussit bel et bien à gagner du terrain sur la corvette. Puis, en enfilant tout à coup la passe qui séparait les deux dernières îles du groupe à l’est, Peyrol avait en fait disparu à la vue du navire qui le poursuivait et dont il fut masqué un moment par l’île du Levant. L’Amelia, ayant dû virer de bord à deux reprises pour la suivre, perdit encore du terrain. En débouchant en pleine mer, il lui fallut virer de bord à nouveau, ce qui l’amena à donner chasse droit de l’arrière, position qui, comme chacun sait, prolonge le temps de la chasse. L’habile navigation de Peyrol avait arraché par deux fois au capitaine Vincent un sourd murmure qu’accompagna un significatif serrement de lèvres. L’Amelia avait été un moment assez près de la tartane pour lui envoyer un coup de semonce. Il fut suivi d’un autre qui passa en sifflant près de la tête des mâts, mais ensuite le capitaine Vincent donna l’ordre d’amarrer de nouveau la pièce. Il dit au premier lieutenant qui, le porte-voix à la main, se tenait près de lui: «Il ne faut à aucun prix couler ce bâtiment; si nous avions seulement une heure de calme, nous pourrions le capturer avec nos embarcations.»

Le lieutenant déclara que, d’ici à vingt-quatre heures au moins, on ne pouvait guère espérer une accalmie.

«Assurément, dit le capitaine Vincent, et d’ici une heure à peu près, il fera nuit; et il peut alors très bien nous fausser compagnie. La côte n’est pas très loin et il y a des batteries des deux côtés de Fréjus; abritée par l’une ou l’autre, cette tartane sera aussi assurée de n’être pas prise que si elle était halée sur la plage. Et voyez», s’exclama-t-il au bout d’un moment, «c’est bien ce que cet homme a l’intention de faire.

– Oui, commandant», dit le lieutenant, les yeux fixés sur la tache blanche qui, devant eux, dansait légèrement sur les vagues courtes de la Méditerranée, «il ne serre pas le vent.

– Nous l’aurons d’ici moins d’une heure», reprit le capitaine Vincent, et on eût dit qu’il allait se frotter les mains de satisfaction, mais il s’accouda soudain à la lisse. «En somme, continua-t-il, c’est une course entre l’Amelia et la nuit.

– Et il fera nuit de bonne heure aujourd’hui», dit le lieutenant en balançant son porte-voix au bout de son cordon. «Faut-il hisser les vergues pour les dégager des galhaubans [128]?

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[126] La hanche est la partie d’un navire comprise entre les porte-haubans d’artimon et la poupe.

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[127] Le texte dit: under all plain sail, ce qui désigne toutes les voiles établies normalement par temps ordinaire, sans prendre de dispositions particulières pour forcer l’allure.

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[128] Longues manoeuvres dormantes (cordages fixes) servant à assujettir, par le travers et vers l’arrière, les mâts supérieurs.