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Le capitaine Vincent, dont les dents blanches étincelaient dans l’ombre, donna encore quelques ordres à voix basse et M. Bolt s’éloigna rapidement. Une demi-heure plus tard, il était de retour à bord de l’Amelia qui, avec la tartane en remorque, faisait voile vers l’est à la recherche de l’escadre de blocus.

M. Bolt, introduit dans une cabine fort bien éclairée par une lampe suspendue au plafond, tendit à travers là table à son commandant un paquet enveloppé de toile à voiles, ficelé et cacheté, et un morceau de papier plié en quatre qui semblait, expliqua-t-il, être le certificat de nationalité du navire, mais qui, étrangement, ne portait aucun nom. Le capitaine Vincent s’empara avidement du paquet de toile grise.

«Cela m’a tout l’air d’être exactement ce qu’il me faut, Bolt», dit-il tout en retournant la chose entre ses mains. «Qu’avez-vous trouvé d’autre à bord?»

Bolt lui dit qu’il avait trouvé trois hommes morts deux sur le pont arrière et le troisième gisant au fond de la cale découverte, et tenant encore dans sa main le bout dénudé de l’écoute de misaine, «tué, je suppose, juste au moment où il venait de la larguer», ajouta-t-il. Il décrivit l’aspect des corps et rapporta qu’il en avait fait ce qu’on lui avait enjoint de faire. Dans la cabine de la tartane, il avait trouvé une petite dame-jeanne de vin et un morceau de pain dans un coffre; et, sur le Plancher, une valise contenant une vareuse d’officier et du linge de rechange. Il avait allumé la lampe et avait vu que le linge était marqué «E. Réal». Une épée d’officier suspendue à un large ceinturon se trouvait aussi sur le plancher. Ces objets ne pouvaient avoir appartenu à ce vieil homme à cheveux blancs qui était de forte corpulence. «On dirait que quelqu’un est tombé par-dessus bord», remarqua Bolt. Deux des cadavres étaient insignifiants, mais il était hors de doute que ce superbe vieillard était un marin.

«Pour sûr! dit le capitaine Vincent, c’en était un! Savez-vous, Bolt, qu’il a bien failli réussir à nous échapper? Vingt minutes de plus et il y parvenait. Combien de blessures avait-il?

– Trois, je crois, commandant. Je n’ai pas regardé très attentivement, dit Bolt.

– Je répugnais à la nécessité de tuer comme des chiens des gens aussi braves, reprit le capitaine Vincent, mais que voulez-vous, je n’avais pas le choix: il peut y avoir là», continua-t-il en frappant de la main le paquet cacheté, «de quoi me justifier à mes propres yeux. Vous pouvez disposer.»

Le capitaine Vincent ne se coucha pas, mais s’étendit seulement tout habillé sur sa couchette, jusqu’à ce que l’officier de quart, apparaissant à la porte, vînt le prévenir qu’un navire de l’escadre était en vue au vent. Le capitaine Vincent donna l’ordre de faire les signaux de reconnaissance de nuit. Quand il fut monté sur le pont, il vit, à portée de voix, l’ombre massive d’un vaisseau de ligne qui semblait toucher les nuages, et il en sortit une voix qui beuglait dans un porte-voix:

«Qui êtes-vous?

– Corvette Amelia, appartenant à Sa Majesté», cria le capitaine Vincent en réponse. «Quel bâtiment êtes-vous, je vous prie?»

Au lieu de la réponse habituelle, il y eut un moment de silence et on entendit une autre voix crier impétueusement dans le porte-voix:

«C’est vous, Vincent? Vous ne reconnaissez donc pas le Superb [141] quand vous le voyez?

– Pas dans l’obscurité, Keats [142]. Comment allez-vous? Je suis pressé de parler à l’amiral.

– L’escadre a mis en panne», dit alors la voix qui s’appliquait à parler distinctement parmi le bruit des murmures et du ressac de la bande d’eau noire qui séparait les deux bâtiments. «L’amiral reste au sud-sud-est. Si vous marchez jusqu’au lever du jour sur votre route actuelle, vous l’atteindrez en changeant d’amures [143] à temps pour prendre votre petit déjeuner à bord du Victory [144]. Y a-t-il du nouveau?»

Au moindre coup de roulis les voiles de l’Amelia encalminée par la masse du vaisseau aux 74 [145] canons ralinguaient [146] légèrement le long des mâts.

«Pas grand-chose, cria le capitaine Vincent, j’ai fait une prise.

– Vous avez été en action?» demanda immédiatement la voix.

«Non, non, un coup de chance.

– Où est votre prise?» rugit le porte-voix avec intérêt.

«Dans mon secrétaire», répondit en rugissant le capitaine Vincent… «Des dépêches ennemies… Dites donc, Keats, éventez votre navire. Éventez, vous dis-je, ou vous allez me tomber dessus.» Il frappa du pied avec impatience. «Attelez-moi quelques hommes à la remorque tout de suite, et déhalez cette tartane sous notre arrière», cria-t-il à l’officier de quart, «sinon ce vieux Superb va lui passer dessus sans même s’en apercevoir.»

Quand le capitaine Vincent se présenta à bord du Victory, il était trop tard pour qu’on l’invitât à partager le déjeuner de l’amiral. Il apprit que Lord Nelson [147] ne s’était pas encore montré sur le pont ce matin-là, et on vint bientôt lui dire qu’il désirait voir le capitaine Vincent immédiatement dans sa cabine. Une fois introduit, le capitaine de l’Amelia, en petite tenue, l’épée au côté et le chapeau sous le bras, reçut un accueil fort aimable; après avoir salué l’amiral et lui avoir fourni quelques explications, il posa le paquet cacheté sur la grande table ronde à laquelle était assis un silencieux secrétaire vêtu de noir qui venait évidemment d’écrire une lettre sous la dictée de Lord Nelson. L’amiral marchait de long en large et, après avoir salué le capitaine Vincent, il se remit à marcher avec nervosité. Sa manche vide [148] n’était pas encore épinglée sur sa poitrine et oscillait légèrement chaque fois qu’il faisait demi-tour. Ses mèches clairsemées tombaient à plat le long de ses joues pâles et tout son visage avait au repos une expression de souffrance avec laquelle le feu de son œil unique [149] faisait un contraste frappant. Il s’arrêta brusquement et s’écria, cependant que le capitaine Vincent le dominait de sa haute taille dans une attitude respectueuse:

«Une tartane! Vous avez pris cela à bord d’une tartane! Mais comment diable êtes-vous tombé sur celle-là parmi les centaines de tartanes que vous devez voir tous les mois?

– Je dois avouer que j’ai obtenu par hasard un renseignement surprenant, répondit le capitaine Vincent. Tout a été un coup de chance.»

Tandis que le secrétaire éventrait avec un canif l’enveloppe des dépêches, Lord Nelson emmena le capitaine Vincent dehors, sur la galerie arrière. Au calme de cette matinée ensoleillée s’ajoutait le charme d’une brise légère et fraîche: et le Victory, sous ses trois huniers et ses basses voiles d’étai [150], se déplaçait lentement vers le sud au milieu de l’escadre disséminée qui portait en grande partie la même voilure que le vaisseau amiral. On apercevait seulement au loin deux ou trois navires qui, charriant toute la toile, s’efforçaient de rallier l’amiral. Le capitaine Vincent remarqua avec satisfaction que le second de l’Amelia avait dû faire brasser en pointe [151] ses vergues arrière pour ne pas dépasser la hanche de l’amiral.

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[141] Un navire de ce nom faisait effectivement partie de la flotte britannique au large de Toulon.

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[142] Le commandant du Superb s’appelait Sir Richard Goodwin Keats (1751-1834); il s’était distingué pendant la guerre contre la France de 1793 à 1801 et fut nommé amiral en 1825.

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[143] Les amures sont des cordages destinés à fixer le point inférieur (d’une basse voile) qui se trouve au vent. Changer d’amures, c’est virer de bord pour recevoir le vent du côté du navire qui, auparavant, était sous le vent.

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[144] Nom historique du célèbre navire amiral de Nelson, cinquième et dernier du nom dans la marine britannique, lancé en 1765, achevé en 1778. C’est à bord du Victory que Nelson mourut à Trafalgar, en 1805, et c’est le Victory qui rapporta sa dépouille à Londres.

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[145] Le Superb portait 74 canons.

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[146] Ralinguer, ou faseyer, pour une voile, c’est se mettre en ralingue.

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[147] Rappelons que c’est en 1801 que Nelson avait été élevé à la pairie.

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[148] Nelson avait perdu le bras droit en 1797.

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[149] Nelson avait perdu un oeil à Calvi en 1793.

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[150] Une voile d’étai est enverguée (fixée) à un étai (gros cordage tendu entre la tête d’un mât et un point du pont situé en avant pour consolider ce mât contre les efforts de l’avant vers l’arrière).

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[151] Agir sur les bras qui étaient du côté du vent pour orienter ces vergues de façon à ralentir l’allure.