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Aussi non seulement ne manifesta-t-il aucune surprise, mais encore n’en éprouva-t-il aucune quand il aperçut l’homme qui était devenu, par le mariage, le maître de la ferme d’Escampobar [20]. Peyrol, assis dans cette salle vide, une bouteille de vin devant lui, portait le verre à ses lèvres quand il vit entrer l’homme, l’ex-orateur des sections, le meneur des foules en bonnets rouges, chasseur des ci-devant [21] et des prêtres, fournisseur de la guillotine, bref un buveur de sang. Et le citoyen Peyrol qui n’avait jamais été à moins de six mille milles, à vol d’oiseau, des réalités de la Révolution, posa son verre et de sa voix grave et placide prononça ce seul mot: «Salut!»

L’autre répondit par un «Salut» beaucoup plus hésitant, en regardant fixement cet étranger dont on venait de lui parler. Ses yeux doux en amande étaient remarquablement brillants, comme l’était dans une certaine mesure la peau qui couvrait ses pommettes hautes et rondes, rouges comme dans un masque, où tout le reste n’était qu’une masse de poils châtain coupés court et qui poussaient si dru autour des lèvres qu’ils cachaient entièrement le dessin d’une bouche, laquelle, pour autant que le sût le citoyen Peyrol, avait peut-être un caractère de férocité absolue. Le front ravagé et le nez droit indiquaient une certaine austérité, comme il convient à un ardent patriote. Il tenait à la main un long couteau luisant qu’il posa aussitôt sur l’une des tables. Il ne semblait pas avoir plus de trente ans; il était bien bâti, et de taille moyenne; mais toute son allure trahissait un manque de résolution. La forme de ses épaules donnait l’impression d’une sorte de désillusion. C’était là un effet assez subtil, mais qui n’échappa point à Peyrol tandis qu’il expliquait son cas et achevait son récit en déclarant qu’il était marin de la République et qu’il avait toujours fait son devoir devant l’ennemi.

Le buveur de sang avait écouté intensément. La haute courbure de ses sourcils lui donnait une expression d’étonnement. Il s’avança tout près de la table et se mit à parler d’une voix frémissante:

«Cela se peut. Mais vous êtes peut-être tout de même corrompu. Les marins de la République ont été dévorés par la corruption payée par l’or des tyrans. Qui l’aurait jamais dit? Ils parlaient tous comme des patriotes. Et pourtant les Anglais sont entrés dans le port et ont débarqué dans la ville sans rencontrer d’opposition. Les armées de la République les ont chassés, mais la trahison arpente nos terres, elle monte du sol, elle s’installe dans nos foyers, se tapit dans le sein des représentants du peuple, dans celui de nos pères, de nos frères. Il fut un temps où fleurissait la vertu civique, mais à présent elle doit se cacher la tête. Et je vais vous dire pourquoi: on n’a pas assez tué. C’est à croire qu’on ne pourra jamais tuer assez. C’est décourageant. Voyez où nous en sommes.»

Sa voix s’étrangla dans sa gorge comme s’il avait soudain perdu sa confiance en lui.

«Apportez un autre verre, citoyen! dit Peyrol au bout d’un moment, et buvons ensemble. Nous boirons à la confusion des traîtres. Je déteste la trahison autant que quiconque, mais…»

Il attendit que l’autre fût revenu, puis il versa le vin, et après qu’ils eurent trinqué et à demi vidé leurs verres, il posa le sien et reprit:

«Mais, voyez-vous, je n’ai rien à voir avec votre politique. J’étais à l’autre bout du monde, vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’être un traître. Vous n’avez pas eu de merci, vous autres sans-culottes [22], pour les ennemis de la République en France, et moi j’ai tué ses ennemis à l’étranger, au loin. Vous coupiez les têtes sans beaucoup de componction…»

Fort à l’improviste, l’autre ferma les yeux un moment puis les rouvrit tout grands. «Oui, oui», approuva-t-il à voix basse. «La pitié peut être un crime.

– Oui. Et j’ai frappé les ennemis de la République à la tête, partout où je les ai trouvés devant moi, sans m’inquiéter de leur nombre. Il me semble que vous et moi, nous sommes faits pour nous entendre.»

Le maître de la ferme d’Escampobar murmura, toutefois, qu’en des temps pareils on ne pouvait rien considérer comme preuve formelle. Il incombait à tout patriote de nourrir la suspicion dans son sein. Peyrol ne laissa échapper aucun signe d’impatience. Sa maîtrise de soi et l’inaltérable bonne humeur avec laquelle il avait mené la discussion lui valurent d’avoir gain de cause. Le citoyen Scevola Bron [23] (car tel se révéla être le nom du maître de la ferme), objet de crainte et d’horreur pour les autres habitants de la presqu’île de Giens, se laissa probablement influencer par le désir d’avoir quelqu’un avec qui échanger de temps à autre quelques paroles. Aucun des villageois ne se souciait de venir jusqu’à la ferme, et aucun ne risquait de le faire, à moins que ce ne fût tous en corps et animés d’intentions hostiles. Sa présence dans leur région leur inspirait une morne animosité.

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[20] G. Jean-Aubry, dans son introduction au Frère-de-la-Côte, pensait que Conrad avait adapté le nom de la pointe Escampobarine, à l’extrémité sud-ouest de la presqu’île. Mais Claudine Lesage-Holuigue (voir «Topographie d’un roman: Le Frère-de-la-Côte», L’Univers conradien, Limoges, 1988, p. 117-127) a démontré qu’il existe un domaine situé au sud de l’ancien château et portant le nom de L’Escampobar.

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[21] Ce nom, donné pendant la Révolution aux personnes rattachées par leur naissance ou leur fortune à l’Ancien Régime, est invariable en français. En anglais, Conrad le met au pluriel sous la forme ci-devants.

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[22] En faisant dire à Peyrol «You other sans-culottes», Conrad lui attribue un gallicisme; mais c’est de façon délibérée, comme ce sera souvent le cas dans la suite du roman. La traduction littérale d’expressions françaises contribue à créer la couleur locale.

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[23] Ce prénom du personnage, par allusion à Mucius Scaevola, l’héroïque jeune Romain, est plus approprié à un républicain fanatique que n’importe quel saint du calendrier. Cependant Scevola Bron a reçu son prénom de ses parents, longtemps avant la Révolution; le texte ne dit pas qu’il ait changé de prénom récemment.