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«Et pourtant, se disait-il, ils l’ont voulu. Cette affaire ne pouvait pas finir autrement. Mais il n’en demeure pas moins qu’ils étaient sans défense et sans armes, particulièrement inoffensifs d’aspect, et en même temps aussi braves que n’importe qui. Ce vieux, par exemple…» Il se demandait ce qu’il y avait de précisément vrai dans le récit des aventures de Symons. Il en arriva à cette conclusion que les faits devaient être exacts, mais que leur interprétation par Symons rendait presque impossible de découvrir ce qu’il y avait véritablement là-dessous. Assurément, ce bâtiment était taillé pour pouvoir forcer le blocus. Lord Nelson s’était montré satisfait. Le capitaine Vincent monta sur le pont, animé de sentiments on ne peut plus bienveillants à l’égard de tous les hommes, vivants ou morts.

L’après-midi se révéla particulièrement beau. L’escadre anglaise venait tout juste de disparaître à l’exception d’un ou deux traînards, chargés de toile. Une brise si légère que l’Amelia seule pouvait naviguer à cinq nœuds, agitait à peine la profondeur des eaux bleues qui s’offraient à la tiède tendresse d’un ciel sans nuages. Au sud et à l’ouest, l’horizon était vide à la seule exception de deux taches éloignées, dont l’une avait un éclat blanc comme un morceau d’argent et dont l’autre semblait noire comme une goutte d’encre. Le capitaine Vincent, l’esprit pénétré de son dessein, se sentait maintenant en paix avec lui-même. Comme il était d’un abord aisément accessible pour ses officiers, le premier lieutenant risqua une question à laquelle le capitaine Vincent répondit:

«Il a l’air bien amaigri et bien épuisé, mais je ne le crois pas aussi malade qu’il pense l’être. Je suis sûr que vous serez tous heureux de savoir que l’amiral est satisfait de ce que nous avons fait hier – ces papiers étaient assez importants, voyez-vous -, et de l’Amelia en général. C’était une singulière poursuite, n’est-ce pas? reprit-il. Il est évident et hors de doute que cette tartane voulait nous échapper. Mais elle n’avait aucune chance contre l’Amelia

Pendant la dernière partie de ce discours, le premier lieutenant regarda vers l’arrière comme s’il se demandait combien de temps le capitaine Vincent avait l’intention de traîner cette tartane derrière l’Amelia. Les deux hommes de corvée se demandaient, eux, quand on les ferait rentrer à leur bord. Symons, qui était l’un d’eux, déclarait qu’il en avait assez de tenir la barre de cette sacrée barque. En outre, la compagnie qu’il avait à bord de ce bâtiment le mettait mal à l’aise: car il savait que, conformément aux ordres du capitaine Vincent, M. Bolt avait fait transporter les cadavres des trois Français dans la cabine qu’on avait ensuite verrouillée avec un énorme cadenas qui, apparemment, s’y trouvait accroché, et il en avait emporté la clé à bord de l’Amelia. Pour ce qui était de l’un d’eux, la rancune de Symons le portait à décréter que, tout ce qu’il méritait, c’était d’être jeté sur le rivage pour avoir les yeux arrachés par les corbeaux. En tout cas il ne comprenait pas pourquoi on avait fait de lui, Symons, le patron d’un corbillard flottant, bon sang!… Il ne cessait de grommeler.

Au coucher du soleil, qui est le moment des funérailles en mer, l’Amelia mit en panne, et avec des hommes à la remorque, la tartane fut déhalée le long du bord et les deux hommes de corvée reçurent l’ordre de rentrer. Le capitaine Vincent, accoudé à la lisse, semblait perdu dans ses pensées. À la fin le premier lieutenant demanda:

«Qu’allons-nous faire de cette tartane, commandant? Nos hommes sont rentrés à bord.

– Nous allons la couler à coups de canon», déclara soudain le capitaine Vincent. «Il n’y a pas pour un marin de meilleur cercueil que son navire, et ces gens-là méritent mieux que d’être envoyés par-dessus bord à rouler sur les vagues. Qu’ils reposent en paix au fond de la mer à bord du bâtiment sur lequel ils ont si bien tenu.»

Le lieutenant ne répondit rien, attendant un ordre plus précis. Tout l’équipage avait les regards tournés vers le commandant. Mais le capitaine Vincent ne disait rien, il semblait ne pas pouvoir ou ne pas vouloir encore donner cet ordre. Il sentait vaguement que quelque chose manquait à toutes ses bonnes intentions.

«Ah! monsieur Bolt», dit-il en apercevant le second de l’officier de manœuvre sur l’embelle. «Y avait-il un pavillon à bord de cette tartane?

– Je crois qu’elle avait un petit bout d’enseigne quand la chasse a commencé, commandant, mais il a dû partir au vent. Il n’est plus au bout de la grand-vergue.» Il regarda par-dessus bord. «Pourtant, les drisses sont encore passées ajouta-t-il.

– Nous avons bien un pavillon français quelque part à bord, dit le capitaine Vincent.

– Assurément, commandant», déclara le maître de manœuvre qui les écoutait.

«Eh bien, monsieur Bolt, dit le capitaine Vincent, c’est vous qui avez eu la plus grande part à toute cette affaire. Prenez quelques hommes, frappez le pavillon français sur la drisse et hissez la grand-vergue en tête de mât.» Il adressa un sourire à tous les visages qui étaient tournés vers lui. «Après tout, messieurs, ils ne se sont pas rendus et, ma foi, nous allons les couler, le pavillon haut.»

Un silence profond, mais qui ne marquait aucune désapprobation, régna sur le pont du navire, tandis que M. Bolt avec trois ou quatre hommes s’employait à exécuter l’ordre. Et soudain, au-dessus de la lisse de bastingage [152] de l’Amelia on vit apparaître le bout incurvé d’une vergue latine avec le pavillon tricolore pendant à son extrémité. Un murmure contenu de l’équipage salua cette apparition. En même temps, le capitaine Vincent fit larguer l’amarre qui tenait la tartane accostée et brasser la grand-vergue de l’Amelia. La corvette, dépassant sa prise, la laissa immobile sur la mer, puis, la barre au vent, revint par son travers de l’autre bord. La pièce bâbord-avant reçut l’ordre de tirer un coup, en visant très à l’avant. Ce coup, toutefois, porta juste trop haut, emportant le mât de misaine de la tartane. Le suivant fut plus heureux et frappa la petite coque en pleine ligne de flottaison, pour s’enfoncer profondément sous l’eau de l’autre côté. On en tira un troisième, comme le dit l’équipage, à titre de porte-bonheur, et celui-là aussi atteignit son but: un trou déchiqueté apparut à l’avant. Après quoi on amarra les pièces et l’Amelia, sans toucher un seul bras, revint sur sa route vers le cap Cicié. Tout l’équipage, le dos tourné au soleil couchant qui brillait comme une topaze pâle au-dessus de la gemme bleu cru de la mer, vit la tartane pencher soudain, puis plonger lentement, sans à-coup. Finalement, pendant un moment qui parut interminable, le pavillon tricolore seul resta visible, pathétique et solitaire, au centre d’un horizon débordant. Tout d’un coup, il disparut, comme une flamme que l’on souffle, laissant aux spectateurs la sensation de demeurer seuls face à face avec une immense solitude, soudainement créée. Sur le pont de l’Amelia passa un sourd murmure.

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[152] Lisse située au-dessus du niveau du garde-corps principal.