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Lorsque le lieutenant Réal partit avec l’escadre de Toulon pour cette grande croisière stratégique qui devait se terminer par la bataille de Trafalgar, Mme Réal retourna habiter avec sa tante la demeure dont elle avait hérité à Escampobar. Elle n’avait passé que quelques semaines en ville, où on ne l’avait guère vue en public. Le lieutenant et sa femme habitaient une petite maison près de la porte ouest, et bien que le lieutenant fit, jusqu’au dernier moment, partie de l’état-major, sa situation officielle n’était pas suffisamment en vue pour qu’on remarquât l’absence de sa femme aux cérémonies officielles. Mais ce mariage éveilla un intérêt modéré dans les cercles navals. Ceux-là – en majorité des hommes – qui avaient vu Mme Réal chez elle, ne tarissaient pas d’éloges sur son teint éblouissant, ses magnifiques yeux noirs, sa personnalité étrange et attrayante, et sur le costume arlésien qu’elle persistait à porter, même après qu’elle eut épousé un officier de marine, parce qu’elle était elle-même de souche paysanne. On disait aussi que son père et sa mère avaient compté parmi les victimes des massacres qui avaient eu lieu à Toulon après l’évacuation de la ville; mais tous ces récits différaient dans les détails et étaient, en somme, assez vagues. Partout où elle allait, Mme Réal était escortée de sa tante qui éveillait presque autant de curiosité qu’elle; une magnifique vieille femme très droite, dont le visage brun et ridé, à l’expression austère, portait les signes d’une ancienne beauté. On voyait aussi Catherine seule dans les rues où, à vrai dire, les gens se retournaient sur cette silhouette mince et digne, remarquable au milieu des passants que, de son côté, elle ne paraissait pas voir. On racontait de fort prodigieuses histoires sur la façon dont elle avait échappé aux massacres, et elle acquit la réputation d’une héroïne. La tante d’Arlette, on le savait, fréquentait les églises, qui étaient maintenant toutes ouvertes aux fidèles et elle gardait jusque dans la demeure de Dieu son aspect sibyllin de prophétesse et son attitude austère. Ce n’était pas aux offices qu’on la voyait le plus souvent: c’était généralement dans quelque nef déserte; elle se tenait, svelte et droite comme une flèche, à l’ombre d’un pilier imposant, comme si elle venait rendre visite au Créateur de toute chose avec lequel elle avait fait généreusement la paix et dont elle implorait seulement désormais le pardon et la réconciliation pour sa nièce Arlette. Car Catherine resta longtemps inquiète de l’avenir. Elle ne pouvait se défaire de la terreur involontaire que lui inspirait sa nièce, en qui elle vit jusque vers la fin de sa vie l’objet d’élection de la colère divine. Il y avait aussi une autre âme dont elle était en peine. De divers points des îles qui ferment la rade d’Hyères, on avait suivi la poursuite de la tartane par l’Amelia; et du fort de la Vigie [153] on avait vu le navire anglais ouvrir le feu sur l’objet de sa chasse. Le résultat, bien que les deux bâtiments eussent été bientôt hors de vue, ne pouvait faire aucun doute. Un caboteur qui rentra à Fréjus raconta aussi l’histoire d’une tartane canonnée par un navire de guerre gréé en carré; mais cela s’était apparemment passé le lendemain. Tous ces bruits tendaient dans le même sens et ils formèrent la base du rapport fait par le lieutenant Réal à l’Amirauté de Toulon. Que Peyrol avait pris la mer à bord de sa tartane et n’était pas revenu, c’était là bien sûr un fait indéniable.

La veille du jour où les deux femmes devaient retourner à Escampobar, Catherine, dans l’église de Sainte-Marie-Majeure [154], aborda un prêtre, un petit homme rond et mal rasé à l’œil larmoyant, pour lui demander de dire des messes pour les morts.

«Mais pour l’âme de qui devons-nous prier?» murmura le prêtre sur un ton bas et poussif.

«Priez pour l’âme de Jean, dit Catherine. Oui. Jean. Il n’y a pas d’autre nom.»

Le lieutenant Réal, blessé à Trafalgar, mais ayant réussi à n’être pas fait prisonnier, se retira avec le rang de capitaine de frégate et disparut aux yeux du monde naval de Toulon et même du monde tout court. Le signe, quel qu’il fût, qui l’avait ramené à Escampobar au cours de la nuit décisive, ne devait pas l’appeler à la mort, mais à une vie paisible et retirée, obscure à certains égards, mais non pas dénuée de dignité. Quelques années plus tard, Réal fut nommé maire de la commune par les gens de ce même petit village qui avait si longtemps considéré Escampobar comme un foyer d’iniquité, un repaire de buveurs de sang et de femmes perverties.

Un des premiers événements qui vinrent rompre la monotonie de la vie d’Escampobar fut la découverte d’un obstacle volumineux au fond du puits, une année de sécheresse où l’eau faillit manquer. Après avoir eu beaucoup de mal à l’en retirer, on s’aperçut que l’obstruction était causée par un vêtement fait de toile à voile, qui avait des emmanchures et trois boutons de corne devant, et qui avait l’air d’un gilet; mais il était doublé, positivement piqué, d’une quantité surprenante de pièces d’or, d’ages, de valeurs et de nationalités différents. Nul autre que Peyrol ne pouvait l’avoir jeté là. Catherine put donner la date exacte du jour où la chose avait été faite, car elle se rappela avoir vu Peyrol près du puits le matin même du jour où il était parti en mer avec Michel en emmenant Scevola. Le capitaine Réal devina aisément l’origine de ce trésor et il décida, avec l’approbation de sa femme, d’en faire remise au gouvernement comme étant le magot d’un homme mort intestat, sans parents connus et dont le nom même était resté incertain, y compris à ses propres yeux. Après cet événement, ce nom incertain de Peyrol revint de plus en plus souvent sur les lèvres de Monsieur et Madame Réal, qui ne l’avaient jusqu’alors prononcé que rarement, bien que le souvenir de sa tête blanche, de sa placide et irrésistible personnalité, eût continué à hanter le moindre coin des champs d’Escampobar. À partir de ce moment ils parlèrent ouvertement de lui, comme si, de nouveau, il était revenu habiter avec eux.

Bien des années plus tard, par une belle soirée, Monsieur et Madame Réal, assis sur le banc devant le mur de la salle (la maison n’avait subi extérieurement aucun changement, si ce n’est qu’elle était maintenant régulièrement blanchie à la chaux), parlaient de cet épisode et de l’homme qui, venu des mers, avait traversé leurs vies pour disparaître à nouveau en mer.

«Comment s’était-il emparé de tout cet or?» demanda innocemment Mme Réal. «Il n’en avait véritablement pas besoin; et pourquoi, Eugène, l’avoir jeté là?

– Il n’est pas facile, ma chère amie, dit Réal, de répondre à cette question. Les hommes et les femmes ne sont pas si simples qu’ils en ont l’air. Même toi, fermière» (il donnait parfois ce nom à sa femme par manière de plaisanterie), «tu n’es pas si simple que bien des gens pourraient le croire. Je pense que si Peyrol était ici, il ne pourrait peut-être pas répondre lui-même à ta question.»

Et ils continuaient à se rappeler l’un à l’autre en courtes phrases entrecoupées de longs silences les particularités de sa personne et de sa conduite, lorsque, au haut de la montée qui venait de Madrague, apparurent d’abord les oreilles pointues puis tout le corps d’un âne minuscule à la robe d’un gris clair tacheté de noir. De chaque côté de son corps, jusqu’en avant de sa tête, s’allongeaient deux morceaux de bois de forme étrange qui avaient l’air des très longs brancards d’une charrette. Mais l’âne ne traînait aucune charrette derrière lui. Il portait sur son dos, sur un petit bât, le torse d’un homme qui semblait n’avoir pas de jambes. Le petit animal, bien soigné, et qui avait une intelligente et même impudente physionomie, s’arrêta devant Monsieur et Madame Réal. L’homme, qui se tenait adroitement en équilibre sur le bât, ses jambes rabougries croisées devant lui, se laissa glisser à terre, retira vivement ses béquilles de chaque côté de l’âne, s’appuya dessus et de sa main ouverte donna à l’animal une tape vigoureuse qui le fit partir en trottant vers la cour. L’infirme de Madrague, en sa qualité d’ami de Peyrol (car le flibustier avait souvent fait son éloge devant les femmes et le lieutenant Réaclass="underline" «C’est un homme, ça!»), faisait partie de la maison d’Escampobar. Son emploi consistait à parcourir le pays pour faire les courses emploi peu adapté en apparence à un homme dépourvu de jambes. Mais l’âne se chargeait de la marche, tandis que l’infirme apportait de son côté sa vivacité d’esprit et son infaillible mémoire. Le pauvre diable ayant enlevé son chapeau qu’il tenait d’une main contre sa béquille droite, s’avança pour rendre compte de l’emploi de sa journée par ces simples mots: «Tout a été fait selon vos instructions, madame.» Puis il s’attarda là, serviteur privilégié, familier mais respectueux, sympathique, avec ses bons yeux, sa longue figure et son sourire douloureux.

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[153] Selon J. H. Stape, ce fort se trouve sur la côte sud-est de l’île de Port-Cros (une des îles d’Hyères), mais, construit en 1810-1811, ne s’y trouvait pas encore au moment de l’action décrite dans ce passage (c’est-à-dire en 1804).

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[154] La cathédrale de Toulon, construite au XIIe siècle et appelée parfois Sainte-Marie-Majeure, a retrouvé son nom de Sainte-Marie-de-la-Seds (c’est-à-dire du siège). D’après les historiens de Toulon, la ville cessa à plusieurs reprises d’être le siège d’un évêché, au bénéfice d’Hyères en 1381 et de nouveau au XVe siècle, au bénéfice de Fréjus en 1790, d’Aix en 1802. C’est seulement en 1958 que Sainte-Marie-de-la-Seds est redevenue cathédrale à part entière. (Renseignements dus à Gufflemette Coulomb, conservateur au Musée du Vieux Toulon.)