— Vous vous trompez, dit-elle.
Di Maglio intrigué revenait vers eux rapidement.
— Umberto dit que nous manigançons quelque chose contre la société. Je lui assure que non. Il ne veut pas me croire et nous menace.
— Je ne ferai que mon travail, répliqua Umberto avec hauteur.
— D’accord, dit Paulo, mais par la suite ne t’étonne pas des conséquences de ton acte.
— Tu ne me fais pas peur.
18
Le chemin coupait une route mal goudronnée mais une route supérieure à ce qu’ils venaient de suivre depuis la veille. Peter braqua résolument sur la gauche.
— Rien ne prouve qu’on rejoindra Dioni par là, dit Kovask.
— Non, rien ne le prouve, mais j’en ai marre de ce chemin. Il faudra bien que nous arrivions quelque part, non ?
Mais un kilomètre plus loin ils furent immobilisés par un pont écroulé. Un pont tout simple, sans importance, sur un ruisseau minuscule mais encaissé.
— Voilà, dit Kovask, on est bon pour le demi-tour et le chemin.
— Tout à l’heure on a réussi à débiter des troncs à la tronçonneuse pourquoi pas cette fois.
Il descendit, alla jeter un coup d’œil à la faille, se retourna l’air stupéfait.
— Viens voir ça.
Ça, c’était une voiture les quatre roues en l’air présentant son châssis.
— Une épave, tu crois ? demanda Peter.
— Avec un pot d’échappement neuf et des pneus à peine usés, tu rigoles.
Pour descendre jusqu’à la Peugeot — Kovask était sûr qu’il s’agissait d’une 504 — ils durent aller chercher des cordes dans la jeep, approcher celle-ci car le soir tombait vite. Ils branchèrent un phare portatif pour éclairer le fond du ravin et c’est alors que Peter vit la main qui dépassait de la portière gauche, à hauteur du conducteur.
— Il y a du monde à l’intérieur.
— Ils n’ont pas vu que le pont avait disparu ou bien ils sont arrivés là juste comme la terre tremblait. De toute façon ils y sont depuis dimanche soir… On est vendredi…
— Je descends, dit Peter, je suis le plus léger.
Il s’arc-bouta contre le rebord rocheux, fit dégringoler quelques pierres. Kovask aperçut quelques petites formes qui s’enfuyaient, des nécrophages, genre rats. Peter posa les pieds sur l’arrière du véhicule qui oscilla et il n’eut que le temps de se cramponner à la corde :
— Ça ne va pas être la joie et en plus ça sent très mauvais.
Lentement, avec des précautions infinies, il se laissa glisser entre la voiture et le roc. Kovask pensa que si le véhicule oscillait encore il allait se faire écraser contre la paroi. Peter alluma sa lampe-torche, se baissa :
— Ils sont deux… Le visage à moitié bouffé par des rongeurs ou je ne sais quoi. Le toit est complètement aplati et ils sont coincés entre le plafond et lui. Il n’y a pas soixante centimètres.
— Deux hommes ?
— Je crois que oui… J’ai l’impression qu’ils sont jeunes… Moins de trente ans… Il y en a un qui a une plaque métallique au poignet. Je vais essayer de la lire.
Kovask se déplaça pour essayer de voir un objet qui paraissait s’être échappé du coffre arrière.
— Marcello Bari ou Baci… Je crois que c’est Bari… Sous-lieutenant Bari… C’est un militaire… Je vais essayer d’enlever la plaque, non ?
— Il vaudrait mieux la laisser… Prévenir l’armée ou la police. Ils les sortiront. Nous ne pouvons plus rien pour eux. Tu peux regarder à l’arrière du véhicule ? Il y a un curieux objet… Je voudrais bien savoir ce que c’est.
Peter sortit son mouchoir et le noua sur le bas de son visage. Dès qu’il bougeait l’odeur suffocante de putréfaction montait de la voiture secouée.
— Je vois ce que tu veux dire… Oh, mais il y en a d’autres, on dirait des pains de végétaline sauf qu’ils sont d’une autre couleur…
— Fais attention, dit Kovask.
— Je crois que je peux me laisser glisser. Si la voiture ne suit pas le mouvement. Si jamais elle glisse vers le fond du ravin elle m’entraîne.
— Attache la corde autour de ta taille.
— Non, je serais bloqué et elle me passera dessus, je préfère être entraîné.
Il disparut soudain sous la voiture, sous le renflement arrière de la 504. Kovask l’entendit jurer. Puis Peter demanda d’une voix un peu goguenarde :
— Tu veux que je remonte un échantillon ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du plastic… Et il y a aussi une boîte de détonateurs horaires. Bon sang, il y a là au moins cent kilos de pains de plastic et je ne sais pas s’il n’en reste pas dans la voiture. Et ces crétins qui ont emporté ensemble le système de mise à feu et l’explosif. Le miracle c’est que la voiture n’ait pas sauté en basculant dans le vide.
— Si tu pouvais voir le nom de l’autre cadavre ?
— Il n’est pas certain qu’il ait une plaque. Tu sais ils sont à l’envers. La tête en bas. Ça fait un drôle d’effet. Et puis de sales bestioles les ont saccagés… Je ne vais pas te faire un dessin mais si je cherche leurs papiers je vais en avoir partout… Ça dégouline un peu malgré le froid qu’il a fait.
— Tu peux quand même relever le numéro ?
Non seulement c’était une voiture française mais elle était immatriculée dans les Alpes-Maritimes. Kovask nota les chiffres sur son carnet.
— Je vais quand même essayer pour le passager, c’est vraiment trop curieux. Il n’y a plus de vitre nulle part et j’ai peut-être une chance de trouver ses papiers… L’autre est un militaire italien mais celui-là n’est peut-être pas du pays.
La nuit était venue et il y avait des bruits suspects autour d’eux. Kovask croyait voir des formes d’animaux plus grosses que celles des rats. Ne disait-on pas qu’il y avait des loups dans les Abruzzes qui se situaient au nord de cette région ? Pourquoi ne seraient-ils pas descendus à la suite du tremblement de terre ?
— Je crois que j’ai le portefeuille du gars mais j’ai la main coincée dans le siège. Ou je peux la sortir mais je dois lâcher le portefeuille ou je reste coincé.
— Tu ne peux pas la passer par la vitre du haut.
— Je vais essayer, étant donné que la place est plutôt réduite… Là-dedans les corps sont désormais comme dans une boîte de conserve aplatie. Il faudra tout découper pour les sortir et encore… Ah merde, il m’échappe ce con !
Pour combattre l’odeur pestilentielle Kovask alluma une Pall-Mall. Il suivait difficilement les acrobaties de son compagnon, avait l’impression que l’épave commençait à bouger lentement comme si elle dérapait sur un sol glissant. La neige avait dû fondre en suintant et dessous le sol devait être très boueux.
— Écoute, Peter, il vaudrait mieux que tu remontes. Nous avons un nom, une immatriculation… C’est déjà beaucoup… Tout porte à croire qu’ils descendaient de Dioni dimanche soir avant la secousse tellurique. Cette route ne provient que de ce village. Ils ne pouvaient pas arriver d’ailleurs. Je pense qu’ils sont allés chercher ces explosifs là-haut. Donc Macha Loven avait de bonnes raisons d’aller fureter dans ce village mais nous ne savons pas encore ce qu’elle cherchait exactement.
— Je crois que je l’ai mais il n’est pas beau… Aide-moi à remonter car je dois cramponner ce portefeuille qui est gluant de ce que je n’ose pas imaginer. Je n’ai qu’une main de libre.
Ce fut long et pénible. Lorsque les pieds de Peter quittèrent le châssis de la voiture elle commença de glisser par petites saccades.