Kovask tirait de toutes ses forces mais Peter pesait bien ses cent soixante livres. Enfin il prit pied sur l’ancienne assise du pont et resta ainsi, haletant, un bras souillé de la main au coude avec, entre ses doigts, un objet méconnaissable qui était pourtant un portefeuille. Lorsqu’il eut récupéré il alla le nettoyer dans la neige.
— Un passeport… Au nom de Serge Pradot, étudiant… Il y a sa photographie. D’autres papiers également. Que fait-on de tout ça ?
— Nous l’emportons. Dès que nous aurons fait l’inventaire détaillé, nous l’enverrons à la D.I.G.O.S., la police politique qui en fera ce qu’elle juge bon.
— Détache-moi le mouchoir, veux-tu.
Kovask le dénoua et Peter respira l’air frais qui descendait de la montagne puis s’essuya les mains avec son carré de tissu.
— Si nous n’avions pas pris cette route nous aurions manqué ce début de preuve.
19
Le même soir de cette scène avec Umberto Abdone, Macha trouva un mot de sa sœur sur son lit lorsqu’elle rentra chez elle épuisée, démoralisée. Ruth avait fini par tomber sur le professeur Montello qui avait accepté de la recevoir le lendemain à deux heures de l’après-midi très précises.
Le lendemain, au petit déjeuner, Ruth lui expliqua qu’elle avait téléphoné une demi-douzaine de fois avant de tomber sur le professeur lui-même.
— Il m’a demandé pourquoi tu voulais un rendez-vous, qui tu étais… Il a l’air méfiant. Il m’a dit qu’il serait seul tout l’après-midi, sa femme devant aller visiter une cousine qui habite en banlieue. Il a l’air d’avoir peur de cette bonne femme, c’est comique.
Macha décida de ne pas aller travailler. De toute façon elle perdrait son après-midi et avait besoin de récupérer après l’incident pénible avec Umberto.
— Que vas-tu faire ? demanda Ruth… Vous avez besoin de sa complicité jusqu’à la fin de vos recherches ?
— Oui… Mais je n’ai pas envie de coucher avec lui pour autant… Il me révulse…
— Qu’en pense Paulo ?
— Il est ennuyé car il a mis son syndicat en cause. Il pense surtout à ça… Mais nous trouverons bien une solution.
— Si jamais il parle ce sera catastrophique ?
— Je ne peux même pas en mesurer les effets… Les gens que je recherche finiront par apprendre mon existence et tout sera fichu. J’espère que le professeur Montello me fournira des données fantastiques et que nous pourrons activer la mémorisation.
Le professeur habitait un bel immeuble ancien dans un quartier calme et elle ne vit personne, ni gardien ni concierge, monta au second étage par un escalier monumental. Lorsqu’elle appuya sur le bouton de la sonnette elle n’entendit aucun écho, s’apprêtait à recommencer lorsque la lourde porte en bois s’ouvrit et que parut un visage méfiant.
— Vous êtes la signorina Loven ?
Alors seulement il fit sauter la chaîne de sécurité. Il referma avec soin, l’entraîna très vite, comme s’il avait peur d’être surpris, jusqu’au fond de l’appartement. Elle croyait pénétrer dans son bureau mais il s’agissait d’une chambre. Une chambre stupéfiante avec un lit à baldaquin, des meubles énormes, prétentieux, impressionnants.
Il ôta sa robe de chambre et se recoucha.
— Je ne dois pas me lever et si on savait, dit-il en hochant la tête, que me voulez-vous ?
Il la détaillait avec un air soupçonneux. Il lui fit signe de s’asseoir près de lui sur une chaise qu’elle dut déplacer au prix d’un gros effort. Il l’écouta ensuite sans cesser de regarder ses genoux.
— Le commerce extérieur avec Israël ? Pour ces derniers mois ? Comment voulez-vous que je… Non, je n’ai pas les derniers chiffres… Bien entendu je connais quelqu’un au gouvernement qui pourrait me les donner rapidement…
Il se versa une sorte de sirop dans une cuillère déjà poisseuse et l’avala. Elle avait envie de rire mais était très gênée.
— Vous n’êtes même pas étudiante, dit-il, comment voulez-vous que je vous fasse confiance ?
— Ce ne sont pas des chiffres secrets, murmura-t-elle.
— Pas secrets, non, mais vous qui êtes si maligne d’apparence vous ne les avez quand même pas trouvés. Le commerce extérieur avec Israël pour les derniers mois ? Quels mois ? Au ministère ils n’auront que jusqu’en septembre… Et encore.
— Je m’en contenterai.
— Il faudra bien.
Puis il prit un petit air malin et la regarda en dessous.
— Vous savez que je suis bien content d’être malade. C’est comme quand j’étais petit… Il m’arrivait de jouer la comédie, mais pas maintenant, bien sûr. Mes parents avaient une petite servante qui venait m’apporter des laits de poule, du café au lait et des sirops… Et j’en profitais pour lui toucher ses nénés. Elle avait de très gros nénés malgré son jeune âge.
Il pouffa et la regarda du coin de l’œil avec une expression de gamin déluré.
— Si j’allais au bordel je sais ce que je demanderais. Qu’une des filles se déguise en servante et vienne m’apporter un lait de poule dans mon lit où je jouerais le malade. Qu’en pensez-vous ?
Ahurie, Macha essayait de ne pas regarder le visage du professeur. Il ne devait pas avoir plus de cinquante ans malgré ses cheveux blancs et ses traits fatigués.
— Et cette fille me laissera pincer ses gros nénés puis elle glissera sa main sous les draps… Hum, oui, ça me paraît très faisable, non ? Je lui donnerais au moins cinquante mille lires pour ça… Et à vous les chiffres que vous attendez… Vous avez l’air d’y tenir beaucoup, n’est-ce pas ?
Macha avait le feu au visage, croyait avoir eu une sorte de cauchemar éveillé. Il était impossible que ce professeur lui ait fait ce genre de proposition avec une si parfaite ingénuité. Il lui fallait se lever, quitter cet appartement. Mais elle était si lasse, physiquement, moralement. Où trouver les chiffres ? Qui affronter à nouveau, quelles humiliations supporter ? Elle savait qu’il y aurait d’autres Umberto, d’autres professeurs Montello en beaucoup moins inoffensifs.
— Si vous m’apportiez le téléphone, fit-il d’une voix très juvénile, je pourrais appeler mes amis du gouvernement… Ils seront très contents de me donner les chiffres car, vous savez, je les aide souvent pour des questions ardues. Ils n’y connaissent rien. Ils passent de l’Armée à l’Économie, de la Défense nationale à la Culture…
Le téléphone était sur une sorte de coiffeuse monumentale, hideuse, avec une glace biseautée dans un cadre tarabiscoté. Des serpents sculptés dans le bois s’entrelaçaient pour ouvrir leurs gueules terrifiantes juste au-dessus de l’ovale, en une sorte de nœud horrible comme sur la tête d’une petite fille un ruban de soie.
— Il y a suffisamment de fil, vous verrez.
Elle posa le téléphone sur la table de chevet mais il tapota la couverture à côté de lui. Elle obéit et furtivement il lui pinça le sein gauche. Il ne lui fit pas mal mais la surprit au point qu’elle sursauta.
— Ah, fit-il, il pointe bien… J’aime ça… Vous n’avez pas la main trop froide ? J’ai horreur de ça.
Macha recula lentement vers la porte et sans s’émouvoir il composa un numéro sur le cadran, demanda à parler à monsieur le directeur du commerce extérieur.
— Ettore ? Que je suis heureux… Oui, une bronchite, mais ça va mieux… Dites-moi, mon ami, il me faut pour tout de suite le chiffre de nos échanges avec Israël et le Liban… Oui, c’est ça… Non, je préfère attendre au bout du fil… Si ça ne vous dérange pas trop… C’est très très urgent…
Coinçant le combiné entre son épaule osseuse et son oreille grande, rouge et un peu flasque, il saisit une pile de fiches sur la table de chevet, chercha désespérément son crayon. Macha le voyait, il était tombé sur le tapis.