— Oui, je suis toujours à l’écoute, je vous en prie, mon cher Ettore. J’espère que nous pourrons déjeuner ensemble un de ces jours… C’est ça, ecco…
Macha ne regardait que le crayon. En fait un gros machin publicitaire à bille. Très gros, rouge et jaune. Elle fit trois pas, se baissa et le ramassa.
Montello inclina la tête avec un très gentil sourire lorsqu’elle le lui tendit. Une voix d’homme un peu pédant faisait vibrer l’écouteur du téléphone mais elle n’entendait pas le sens exact des paroles.
— Oui, j’ai de quoi noter… Je vous remercie de votre obligeance, si si… Vous me rendez un très grand service.
Macha vint buter contre le grand lit et ne regarda même pas ce qu’il notait. De toute façon il lui fallait payer les renseignements qu’elle obtiendrait. Supporter Paulo di Maglio, son militantisme c’était d’une certaine façon payer, se montrer hypocrite, non ?
— Je crois que vous allez être contente, dit le professeur, car j’ai tous les chiffres de l’année… Ils sont très éloquents, vous verrez.
Macha prit le téléphone, le posa sur la table de chevet. Elle releva le bord de la couverture jusqu’au drap de dessous et enfonça sa main dans la chaleur un peu moite du malade. Le professeur Montello poussa un soupir d’aise et lui pinça à nouveau le sein droit.
20
Elle leur avait expliqué qu’elle venait de Rome leur apporter des couvertures, des vêtements chauds, des vivres, que tout cela était payé par les Américains habitant la capitale. Elle ne précisa pas les Américains démocrates, ce n’était ni le lieu ni les circonstances. Elle dit qu’elle avait laissé sa voiture à l’entrée du village, que deux jeunes Allemands qui l’accompagnaient allaient contourner les ruines pour venir jusque-là. Elle s’efforçait de corriger son accent américain, parlait le patois napolitain avec quelques mots de la région et ils restaient pourtant sidérés qu’elle soit parvenue jusqu’à eux.
— Vous n’avez vu personne ? L’hélicoptère ? Il ne vous a pas apporté de nourriture, du secours ? Tout à l’heure, vous savez ? L’hélicoptère est venu…
La Fiat et la Volvo se faisaient entendre mais restaient invisibles. La Mamma pensa que les deux jeunes gens devaient avoir du mal à rejoindre le terrain d’aviation. La route qui contournait le village, plutôt une ancienne rue bordée par des bergeries, des écuries pour les ânes, devait être elle aussi difficilement praticable.
— Est-ce qu’il y a eu beaucoup de victimes ici ?
Enfin un homme âgé d’une soixantaine d’années consentit à parler.
— Vingt-trois morts mais il y a aussi des disparus… Nous ne sommes plus qu’une poignée.
Pas plus de vingt en tout cas.
— Il y avait des visiteurs ce dimanche-là, disait encore l’homme en regardant autour de lui avec inquiétude comme s’il cherchait une approbation sur le visage des autres.
— Oui, dit une femme, nos enfants étaient venus nous voir… On ne sait pas ce qu’ils sont devenus.
Elle grimaça mais ne put pleurer. Elle pleurait depuis des jours et n’avait plus de larmes. La Fiat apparut enfin et posa sur le groupe son double faisceau. Même la Mamma sursauta comme dérangée en plein drame intimiste. La Volvo qui venait derrière avait une aile un peu froissée.
— Une maison qui formait un angle impossible, expliqua Stefan.
— Nous allons sortir les couvertures, enfin tout ce qu’ils désireront. Ils n’ont rien.
— L’hélicoptère ? demanda Olga.
— Je ne sais pas. Il ne semble pas être venu pour eux. Nous avons certainement confondu.
— S’il était venu pour le monastère, dit Stefan.
Puis il détourna la tête, s’éloigna conscient de s’être trahi. Pourquoi parlait-il de ce monastère qu’ils avaient aperçu accroché au bord de l’abîme avec des sortes de griffes en pierre directement incrustées dans le roc ?
Les gens se rassemblaient et commençaient à sourire. Ils regardèrent la femme qui reçut la première couverture neuve comme une sorte de miraculée et chacun emporta la sienne. Mais il leur fallait revenir pour le reste, pour les vivres, pour les vêtements. Pour différents objets de première nécessité.
— Qui fait tourner le groupe électrogène ?
— Moi, dit un homme vêtu d’un bleu de travail graisseux. J’ai réussi à le mettre en route.
— Il est le mécanicien du village.
— Je pensais qu’avec de la lumière, ce serait mieux, qu’on pourrait se signaler à ceux de la vallée.
— Personne ne vous voit, dit la Mamma.
— Le conseil municipal, les adjoints sont descendus, dit un autre homme. Ils ne sont pas revenus.
— Mais l’hélicoptère ? demanda Olga.
— Il est allé au monastère… Il y a des gens importants là-bas. Ils en ont déjà évacué plusieurs.
— Mais ce n’est pas l’armée ni la police, précisa quelqu’un. On pense que c’est une société privée, peut-être la même qui a acheté le monastère il y a quelque temps.
La Mamma ne voulait pas les bousculer de questions mais Stefan, revenu après sa gaffe auprès d’eux, ne paraissait pas décidé à patienter :
— Qui avait acheté cette grosse bâtisse ?
— On ne sait pas. Des gens du nord. Pour créer un village de vacances, paraît-il.
— Mais c’est bien le village qui a vendu, non ?
— Le monastère appartenait à l’État ou à la province, on ne sait pas trop, c’est l’État ou la province qui ont vendu. Venez, on va vous donner à manger. Il y a de la soupe, de l’agneau et du vin. Nous avons pu retrouver quelques barriques dans la cave communale. Il était de l’an dernier car on n’avait pas pu le vendre.
On les amena auprès d’un grand feu où des femmes faisaient cuire des côtelettes d’agneau et des brochettes. On leur apporta des bols de soupe épaissie par du riz, une grosse bouteille de vin. Ils commencèrent de manger en écoutant les villageois. Ils parlaient en phrases courtes, sans jamais s’interrompre, observant même une courtoisie assez inattendue dans un village du sud.
— Il y a des gens encore au monastère… Une partie s’est effondrée et il y a eu des blessés et des morts. L’hélicoptère est déjà venu, bien sûr, dès le lendemain du drame.
— Le téléphone, c’est eux aussi ?
— Oui, le nôtre a été coupé, mais celui-là, c’est une ligne privée.
La Mamma et Stefan échangèrent un regard surpris. Une ligne privée ! Le garçon avait des réactions bizarres, pensa la Mamma. Il enquêtait lui aussi mais pour qui, pourquoi ? Était-ce un ami de Macha Loven ? Pour l’instant elle ne pouvait émettre d’autre hypothèse plus précise.
— Une ligne privée, répéta l’homme qui leur versait de grands quarts de vin. Il y a deux ans qu’elle existe. On dit que ce sont des gens qui viennent se reposer de la ville mais on ne les voit pas souvent dans le village.
— Une secte, cracha une femme en colère.
— Mais non, ce n’est pas une secte, monsieur le curé qui monte d’habitude tous les quinze jours nous a dit qu’ils n’étaient pas membres d’une secte. Il y a eu des personnalités de Naples et de Salerne… Des gens haut placés et même des militaires… Pas en uniforme bien sûr, mais on voyait bien que c’étaient des militaires.
— L’hélicoptère ne s’est absolument pas soucié de vous ?
— Non, jamais. On a fait signe les premières fois mais ils allaient directement sur l’esplanade du monastère à l’intérieur des murs. Il y a un très bel emplacement.