La réaction de cet homme la surprit et elle comprit tout de suite que jamais elle n’aurait dû lui faire part de son prochain départ. Il devint très pâle, posa le gobelet de chocolat sur une console et elle remarqua que ses mains tremblaient.
— Qu’avez-vous, dit-elle, vous ne vous sentez pas bien ?
— Vous allez vraiment partir, ne plus revenir ici ? Mais pourquoi ? Est-ce à cause de moi ?
— Mais non, dit-elle, je finis mon travail pour ma thèse et il est inutile que je prolonge mon séjour. Ce n’est pas toujours facile de venir ici la nuit.
— Je ne vous crois pas, dit-il. Vous avez effectué un travail tout autre, un sale travail… Et vous vous méfiez de moi, vous pensez que je peux vous nuire.
— Pas du tout.
Il se retourna soudain et vint presque contre elle.
— Je peux vous nuire si je le veux.
— Je n’en doute pas.
— Vous n’avez pas peur de moi ? Elle hésita. Elle n’arrivait pas à saisir la complexité psychologique de ce personnage.
— Je vous dégoûte ?
— Absolument pas.
— Vous me laisseriez vous embrasser, vous toucher.
Macha hésita à peine. En fait elle tendit l’oreille pour essayer de localiser Paulo di Maglio. Si elle avait été certaine qu’il puisse entendre jamais elle n’aurait répondu comme elle le fit :
— Pourquoi pas ?
Depuis des semaines elle supportait Paulo et son militantisme agressif. Elle avait supporté les caprices du professeur Montello et puisqu’elle s’était fixé une tâche exceptionnelle après la mort de son ami dans l’attentat de Bologne, elle n’avait aucune raison de ne pas négocier avec Umberto Abdone.
— Vous avez dit pourquoi pas ?
— Si vous étiez mon ami, dit-elle, pourquoi n’accepterais-je pas vos baisers et vos caresses ?
Il tressaillit et un cercle de transpiration se forma autour de sa bouche aux lèvres épaisses.
— Je n’avais pas dit caresses.
— Je sais, dit-elle. Mais n’est-ce pas la même chose ?
— Si j’avais dit peloter vous auriez été choquée, ricana-t-il.
— Oui, vous me paraissez assez raffiné. Vous ne l’auriez pas dit.
— Je pourrais vous caresser ? Si j’étais votre ami, si j’étais Paulo di Maglio.
— Paulo est mon ami mais il ne me caresse pas. Nous ne couchons pas ensemble.
— Je ne vous crois pas.
— Vous devez me croire, dit-elle. Nous sommes seulement des amis, des copains.
— Il n’a jamais demandé ça ?
— Non, jamais.
Paulo se trouvait souvent pris au piège de son militantisme, de son féminisme, de son mépris pour les dragueurs impénitents. Il méprisait la majorité de ses compatriotes qui ne pensaient qu’à faire l’amour avec toutes les femmes qu’ils croisaient dans la rue, affirmant que lui n’était pas ainsi.
— Que faut-il faire pour devenir un peu plus que votre ami ? haleta Umberto Abdone.
— Il ne faut pas m’agresser continuellement, il faut savoir comment me parler.
— Vous faire la cour et ces choses stupides peut-être ?
— Non… Me parler, me toucher…
— Est-ce que j’ai une chance de vous toucher, pas de vous caresser j’entends, de vous toucher moralement ?
Elle le regarda et se dit que lorsqu’on fixait les gens dans les yeux on ne voyait plus leur visage, leur bouche si elle était malsaine que celle d’Umberto, leur expression désagréable du moment. Les yeux restaient neutres comme les eaux d’un lac immobile. On se trompait en parlant de lueur dans le regard ou d’ombres. Il n’y avait que les paupières, les sourcils qui pouvaient donner cette illusion.
— Je voudrais vous revoir, dit-il.
— Demain entre midi et deux heures je serai chez moi, dit-elle.
Elle avait décidé d’en finir au plus vite. Même avec l’homme qu’elle avait le plus aimé il y avait toujours un moment, une heure où elle ne supportait pas qu’il la touche, ou de le toucher et pourtant elle l’avait fait pour ne pas rompre cet amour en un moment infime de répugnance. Elle n’aurait qu’à imaginer qu’Umberto Abdone appartenait à cet instant de non-amour pour agir avec lui comme avec un amant adoré. Une semaine encore, juste une semaine. Deux heures suffiraient-elles à neutraliser cet homme ?
— Demain, balbutia-t-il, vous voulez dire que vous accepterez de me recevoir chez vous ?
— Vous connaissez mon adresse ? Plus tard Paulo di Maglio lui demanda ce qu’elle avait de si long à dire à Umberto.
— Je parlais de choses et autres pour lui prouver que je n’étais pas hostile.
— Tu crois qu’il acceptera de modifier son attitude ?
— Je ne sais pas. Je suis disposée à aller aussi loin que possible pour qu’il nous fiche la paix durant cette dernière semaine.
25
La vieille dame qui s’appelait Élisa l’accompagna en direction du village ruiné. Le jour n’était pas encore levé et elles étaient seules à s’éloigner du terrain d’aviation. Élisa continuait de lui raconter sa vie, son mariage, la naissance de ses enfants qui s’étaient vite enfuis de ce village maudit. Très loin, en France, en Allemagne, pour que personne ne puisse leur reprocher d’être nés à Dioni.
— Je crois qu’ils avaient laissé cette voiture près de la grange là-bas. Je sais que le dimanche matin, après la messe, le curé ne monte que tous les quinze jours et fait la messe de bonne heure, je suis allée faire un peu d’herbe pour les lapins. Ça sentait la neige et je voulais rentrer des provisions pour eux. Je suis passée près de cette petite voiture… Je savais que c’était une Lancia Fulvia…
— Comment le saviez-vous ? demanda la Mamma.
— Mon fils en avait une lorsqu’il travaillait à Rome. Avant de partir pour l’Allemagne bien sûr… Oh, une vieille toute cabossée… Mais elle marchait très bien et pour les routes de montagne il disait que c’était la meilleure voiture qui existait. J’ai vu la voiture à l’aller et au retour. La grange a dû s’effondrer dessus. On ne la voit plus.
Lorsqu’elles arrivèrent le soleil se levait dans la plaine entre les Apennins et l’Adriatique, et c’était un spectacle impressionnant que cette boule rouge à la lisière du ciel plombé qui s’étendait sur la région. Dans un instant il serait voilé pour toute la journée certainement.
— Voilà.
Il y avait un tas considérable de pierres, de poutres, de plâtras.
— Je n’imaginais pas que c’était aussi important, dit la Mamma.
— Ce sont des parents à vous ?
— Les enfants de mes amis…
— Voilà pourquoi vous êtes à Dioni ?
— Oui, voilà pourquoi, avoua la Mamma.
— Vous auriez pu accourir les mains vides, remarqua Élisa, vous avez pris le temps d’entasser ces choses merveilleuses dans votre voiture, c’est une pensée qui vous honore.
Elles commencèrent de déblayer le tas de décombres, pierre par pierre. Il y avait des rescapés qui passaient, regardaient mais ne s’arrêtaient pas. Durant la journée chacun quittait le terrain d’aviation pour retourner sur le tas de pierres qui était tout ce qui restait de leur chez eux. La Mamma parla de la vieille femme assise sur une chaise qui attendait son chat.
— Il est mort, son chat, dit Élisa. Nous le lui avons montré mais elle a dit que ce n’était pas le sien. Elle est un peu détraquée et pas seulement depuis le tremblement de terre… Je crois qu’elle ne veut surtout pas qu’on essaye de déblayer ses ruines.
— Pourquoi donc ?
— Une idée comme ça… Les gens, vous savez, sont drôles.
L’autre femme du début qui se nommait Emma vint aussi les rejoindre et, ensemble, elles purent déplacer une poutre qui les gênait beaucoup. Emma affirmait, elle, qu’il n’y avait pas de voiture.