— Moi aussi je suis passée là après la messe pour aller ramasser des châtaignes et il n’y avait pas de voiture.
Elles se disputèrent un peu mais sans gravité. La Mamma, contrairement à l’avertissement des deux femmes, cherchait des motifs de rester là. La voiture lui donnait ce prétexte. Bien sûr, si elle était vraiment sous les pierres, ce serait la preuve que Macha Loven se trouvait à Dioni avec son ami.
— De bons amis à vous ? demanda Emma.
— Oui, vraiment de bons amis. Jeunes, gentils… Quelle désolation, disait la Mamma retrouvant d’instinct les incantations des vieilles femmes de la région.
— Oui, quelle désolation, quelle misère.
Nous avons dû faire de gros péchés pour que le ciel nous réserve des châtiments pareils. Nous avons tout perdu.
Et puis les deux Allemands les rejoignirent un peu hébétés, comme s’ils étaient sortis brutalement d’un cauchemar. Ils avaient dû penser qu’elle était partie jusqu’à ce qu’ils voient la Fiat à côté de la Volvo.
— Que cherchez-vous là ? demanda Stefan.
— Une voiture, dit Emma, celle des amis de madame.
— Je m’appelle Cesca, dit la Mamma, Cesca Pepini, appelez-moi ainsi, pas madame.
Alors elles eurent un petit rire ravi.
— On va vous aider, dit Stefan. Vous êtes sûre qu’elle est là-dessous ?
— Oui, oui, dit Élisa, sûre. Le tas est d’ailleurs plus gros que tout ce que la grange a pu donner comme pierraille.
Mais Emma haussait les épaules, pinçait les lèvres comme pour prétendre, mais sans ouvrir la bouche, que c’était une idée fixe, décidément. Elle avait l’air de penser que son amie n’était pas capable de reconnaître une voiture plutôt qu’une autre et que de toute façon elle n’avait pas vu de voiture.
— Toutes ces pierres, murmurait Élisa, toutes ces pierres… Ici c’est le pays des pierres, elles poussent mieux que le blé ou le maïs et on n’a jamais pu tirer quoi que ce soit de ces pierres. Et maintenant il faut qu’elles nous écrasent. Comment peut-on accepter d’être toute une vie ainsi accablé par les pierres. Elles nous affament en rendant le sol stérile et elles nous tuent. Pour enterrer nos morts il a fallu en déplacer aussi des dizaines dans la terre pour creuser les tombes.
Élisa crut voir quelque chose entre deux énormes cailloux, mais lorsque les autres vinrent voir il n’y avait plus que de la poussière.
— Je suis sûre que c’était le toit. Vous allez voir que nous la trouverons bientôt.
Tous se concentrèrent sur ce point-là, ouvrirent une sorte d’entonnoir. Il y avait effectivement une voiture là-dessous. Son toit d’un vert sombre était dégagé sur la largeur d’une main. Pour définir la couleur il fallut empêcher la poussière de plâtre de couler sans arrêt.
— C’est bien la couleur ? demanda Élisa.
— Je pense, fit la Mamma prudente.
Emma, un peu vexée, déclara qu’elle devait aller voir du côté de chez elle si elle ne retrouverait pas quelques objets. Elle s’éloigna d’un pas très rapide.
— Je savais bien qu’elle était là, cette Lancia Fulvia, dit Élisa quand son amie fut loin.
Peu à peu ils dégageaient le toit, l’encadrement du pare-brise. Mais l’intérieur était rempli lui aussi de pierres et de gravats de toutes sortes.
— Il n’y a certainement personne, dit Stefan en regardant la Mamma.
Le destin aurait très bien pu les tuer alors qu’ils s’apprêtaient à repartir, pensa-t-elle.
26
Holden paraissait assez satisfait du travail qu’elle avait accompli auprès du syndicat des agences de voyages et des tour-opérateurs.
— Nous allons maintenant essayer d’en savoir plus sur cette petite banque de province, la comment déjà ?
— CREMODINA. Credito Mobile di Napoli.
— Margot pourra peut-être trouver quel groupe bancaire est derrière sans que nous ayons à nous adresser sur place. À propos, j’ai contacté mon cher collègue et il va nous envoyer quelqu’un qui vous guidera dans les différentes administrations de la capitale, vous ouvrira les portes des bureaux les plus secrets.
— Quelqu’un, s’inquiéta Edwige, de qui s’agit-il ?
— Un fonctionnaire de la Questura qui lui est très dévoué, paraît-il. Il nous conduira au cadastre pour cette histoire du monastère de Dioni. Il y a aussi l’administration des séquestres… Nous apprendrons comment ce bâtiment a pu être revendu à ce Vacanza Europeo Club… Je crois que Bogaldi ne serait pas mécontent d’en savoir plus, bien que ce ne soit pas dans sa circonscription. Il n’a pas eu l’air d’appréhender le choc en retour de ses copains de la D.C. … Mais évidemment je ne lui ai pas révélé le plus important.
— Quand doit-il venir ?
— Avant midi…
Le signor Pavesi avait l’œil de velours, le complet coupé à la perfection, le cheveu un tantinet long d’un gris luisant et imperceptiblement bleuté. Edwige s’attendit au pire. Il était gracieux, disert et de bonne compagnie. Mais bien vite elle eut l’impression qu’il cherchait surtout à « noyer le poisson » et elle dut vraiment insister pour qu’il l’amène à l’administration des séquestres.
— Je connais un petit restaurant, nous devrions d’abord aller déjeuner et ensuite…
— Justement ensuite nous aurons le temps, dit-elle. Je sais que la plupart des administrations ne ferment jamais à midi mais que par contre en fin d’après-midi tout le monde rentre chez soi.
Il conduisait sa petite 127 comme une Alfa Romeo et prenait des risques énormes. Elle faillit lui dire qu’elle n’était pas impressionnée, que son ami Serge possédait une vieille Jaguar qui frôlait le deux cent cinquante à l’heure en vitesse de pointe mais s’en garda bien, soupçonnant que le macho italien ne le supporterait pas.
Elle avait encore besoin de lui pour quelques heures.
Une chance, ce signor Pavesi. Il avait le culot, l’aplomb, l’audace de se réclamer non seulement du sénateur mais du Premier ministre pour forcer les portes, faire taire les huissiers trop imbus de leur rôle.
Peu à peu ils progressaient, passaient d’un employé à l’autre pour finalement trouver celui qui alla chercher le dossier de l’affaire du monastère de Dioni dans les caves. Un gros dossier humide qui sentait le fuel.
— Il y a eu une fuite de la citerne, expliqua l’employé… Mais regardez, le séquestre de ce domaine a été confié à la région. Il vous faudra aller là-bas.
— À Naples ?
— Non, il y a un service ici qui s’occupe des régions… Vous le trouverez aisément.
Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour trouver enfin ce fameux service qui fonctionnait au ralenti étant donné la décentralisation italienne.
Deux hommes étaient en train de préparer leur repas dans le couloir lorsqu’ils se présentèrent.
— Le monastère de Dioni ? Qu’est-ce que c’est que ça ? dit le premier qui surveillait la cuisson de ses côtelettes.
— Je vois, dit l’autre. Le Château des Merveilles comme l’appelaient les amis de Benito.
— Quel Benito ? fit l’autre trop jeune pour se souvenir.
Celui qui savait alla chercher un dossier et revint très rapidement.
— Je ne devrais pas vous le montrer, expliqua-t-il, mais après tout je m’en moque. C’est un ministre mort depuis qui a fait pression pour que le monastère soit cédé pour dix lires à la province. Et une fois que la province a été propriétaire, il a fait revendre ce monastère frappé de vétusté pour un million de lires. J’ai l’impression qu’il y en a qui se sont sucrés au passage, ajouta-t-il… Mais on ne le saura jamais.