— C’est pourquoi nous sommes suspects avec nos libéraux, nos cryptosocialistes millionnaires… Vous en connaissez beaucoup, vous, des gros riches qui financeraient une telle recherche ? Vous voyez un patron français, genre Dassault, filer du fric pour que le contrôle des banques soit plus strict ? Et pareil pour Agnelli dans ce pays et les patrons allemands.
Le télex crépita et elle n’y prêta même pas attention, certaine que Margot faisait encore des siennes à Washington. Cette fille devait s’affoler du vide des bureaux et faisait d’un rien une montagne.
— Hé, dit le sénateur en se penchant, il paraît que ça grenouille à Washington ? Le conseiller financier de Reagan a appelé pour prendre rendez-vous ? C’est que ça commence à prendre tournure et que nous inquiétons quelques gros financiers… Ce n’est déjà pas si mal.
Macha Loven était une belle fille brune au visage paisible. Il fallait que cette femme ait subi un grand choc moral pour faire d’elle une informatrice bénévole, mais c’était toujours la même chose et Holden savait que ses meilleurs agents étaient des gens qui ne supportaient plus, un jour ou l’autre, d’être les témoins de ce lent empoisonnement de l’argent international. Ils voyaient défiler sur leur écran de contrôle des chiffres ahurissants, un alignement de zéros incroyable, en dollars et à la fin ils craquaient, comme craquent certains caissiers de banque après vingt ou trente ans devant une liasse de billets, après en avoir manipulé des milliers au cours de leur vie.
— Je réponds à Margot ?
— Elle peut dire où je me trouve… De toute façon ils doivent le savoir déjà et c’est pure formalité… Nous sommes étroitement surveillés, n’en doutez pas… Même par le gouvernement italien et la Démocratie Chrétienne qui ne doivent pas être très à l’aise que nous jetions un coup d’œil sur les informations de la S.W.I.F.T.
— Vous croyez qu’ils passeront ?
— Je crois que la Mamma passera, dit Holden. C’est la seule véritable Italienne, la seule à même de comprendre ce qui se passe en fait dans le sud de ce pays.
4
Ils l’avaient aidée à faire demi-tour avec la caravane mais roulaient derrière elle sur ce petit chemin étroit qui paraissait traverser l’autoroute de Naples un peu plus loin. Passage souterrain, pensait la Mamma, pourvu qu’il soit assez large, assez haut sinon elle devrait abandonner la caravane, son stock de couvertures, de vêtements, de nourriture payés par les Américains démocrates de Rome. Des milliers de dollars dont elle était comptable même si tout ça servait d’alibi à sa balade dans le mezzogiorno. Dans la Volvo le couple transportait aussi la part des étudiants allemands de Rome également.
Le chemin descendit brutalement et dans la boue glacée elle sentait la caravane déraper, tanguer. Une chance que le chemin soit encastré, les bords herbeux remettaient la caisse dans le droit chemin à chaque embardée. Puis elle vit le tunnel, frémit. Ça passerait à deux centimètres près. Mais elle n’hésita pas, ne fit pas attention aux raclements. Au-dessus, à l’air libre, c’était toujours l’embouteillage. Les autorités étaient débordées par cet excès de générosité, ne savaient qu’en faire. On disait que déjà dans certains centres de tri on pataugeait dans les épaisseurs de vêtements et de couvertures. Et il y avait tout le reste, les camions remplis d’appareils ménagers, de meubles divers, de tentes, de téléviseurs même. Pourquoi auraient-ils dû, les naufragés du tremblement de terre, être condamnés à l’austérité audiovisuelle ?
Plus loin le chemin retrouvait cette route miracle tranchée net par l’autostrade et qu’un état-major américain persistait à croire viable.
La neige criblait le pare-brise d’étoiles minuscules et la nuit arrivait vite avec ce ciel à ras des collines. Elle essayerait de rouler encore un peu, trouverait un endroit. Elle se demandait si elle inviterait les Allemands de la Volvo à coucher dans la caravane. Pas question de trouver un hôtel, la moindre chambre était réservée aux sinistrés et la Camorra veillait à faire monter le prix de la nuitée.
Il y avait un camion en travers de la petite route, des lumières et des ombres. Cette fois c’était du sérieux… Elle mit pleins phares. Des civils. Mais pas l’air de paysans du coin. Ces longues vestes en peau retournée, ces chaussures genre après-ski… Elle fit comme la première fois, descendit sa vitre et tint sa carabine sur ses genoux.
— Signora, que transportez-vous, s’il vous plaît ? Nous sommes les collecteurs pour cette zone…
— Collecteurs, fit-elle gravement. Vous avez un document qui vous accrédite ?
— Un document, fit l’homme avec un sourire qui découvrit deux dents en or sur le côté gauche. Quoi encore avec la pagaille qui règne partout ! Il vous suffit de tourner dans ce chemin et d’aller jusqu’à la grange à cinq cents mètres. On vous aidera à décharger. Des couvertures, hein, fit-il avec lassitude, des vieilles ?
Tout était neuf. Une rafle monstre dans les boutiques de Rome, jusqu’en banlieue. Les couvertures encore dans leur housse plastique, pure laine.
Il allait falloir composer. Elle pouvait abandonner quelques couvertures mais pas plus de cinq. Dans le rétro les phares de la Volvo apparaissaient. Et un reflet passa du rétroviseur sur sa carabine que vit le mafioso.
— Hé, dit-il, que trimbalez-vous là ?
— Ma sauvegarde. Je suis religieuse et en Afrique je partais toujours sans arme. Ici je crois que c’est nécessaire. Si vous essayez de me dépouiller ainsi que les deux jeunes qui viennent derrière, vous y perdrez quelque chose. Pas la vie car je déteste tuer mais l’usage d’un bras ou d’une jambe.
— De toute façon si ce n’est pas nous, ce sera d’autres. Chaque hameau, chaque village est sous surveillance et vous aurez d’autres barrages comme celui-là. Qu’espérez-vous ? Vendre votre camelote, ma sœur, pour nourrir vos négrillons ?
— Je ne demande que le passage, déplacez votre camion. Il ne sera pas rempli par ce que je transporte. J’en suis responsable jusqu’au dernier sou.
Une forte lampe illumina toute la Fiat et ils purent voir les piles de couvertures et de vêtements chauds, neufs. Rien que dans la voiture il y en avait pour des millions de lires et ils devaient évaluer le contenu de la caravane à une somme élevée.
— Vous voyagez seule ?
— J’ai toujours voyagé seule… Maintenant déplacez ce camion au plus vite.
— On peut savoir où vous allez ?
— Près de Muro Lucano.
— Vous n’y arriverez pas avec toute la marchandise. Si on vous signe un papier vous ne risquerez plus rien. Disons que pour le contenu seul de la voiture on peut vous le signer…
Il ouvrit sa veste fourrée, sortit un tampon encreur dans un sac transparent.
— Je ne vous raconte pas d’histoires… Vous n’aurez plus d’ennuis.
— Écoutez, dit-elle, je vais commencer par tirer en l’air. Il y a bien des carabiniers dans le coin, des soldats ? Ils viendront ? Même si ce sont vos amis… Voulez-vous que nous essayions ?
L’homme aux dents d’or rejoignit ses amis pour discuter avec eux et peu après ils déplacèrent le camion. La Mamma passa et aussi la Volvo mais elle savait que ça ne faisait que commencer, qu’il y aurait d’autres barrages et que les Chacals de la Camorra ne seraient peut-être pas les plus dangereux.
Bientôt ce fut la première odeur de la mort et elle traversa un village ruiné pratiquement désert. On avait simplement tracé un méandre de route pour éviter les ruines les plus importantes mais la caravane cahotait, oscillait dangereusement. Elle aperçut des cercueils, vides, pleins, déposés devant l’ancien porche de l’église effondrée. Puis plus rien, la route, la campagne, la neige et puis au détour une grande illumination sur l’ancien petit stade du village. Les survivants étaient tous là, un village de tentes, de caravanes, de constructions hasardeuses aux toits de tôle, des feux, des feux partout et c’étaient eux qui donnaient, outre la chaleur, la lumière. Elle vit aussi des chiens. Des chiens sans maîtres, inquiets, qui regardaient chaque rescapé comme un refuge possible. Un troupeau de moutons ressemblait à des congères dans le champ voisin. Elle avait failli s’arrêter, donner une part de son butin mais il fallait lutter contre l’élan du cœur pour aller le plus loin possible.