Les deux Allemands écoutaient avec attention mais n’intervenaient pas dans la conversation. Pour s’éclairer le prêtre utilisait le pétrole, des cierges également.
— Ils disent que l’électricité sera vite rétablie mais je ne le crois pas.
La Mamma dormit sur plusieurs tapis d’autel empilés et ne souffrit pas du froid. Lorsqu’elle se réveilla, il neigeait encore plus fort et à travers l’averse blanche on apercevait les feux des rescapés. Ils avaient dû brûler toute la nuit. En face, deux hommes débitaient une vieille charpente à coups de hache.
— Vous ne devriez pas essayer de gagner Dioni aujourd’hui. Ils enverront bien un chasse-neige… Vous verrez…
Mais elle était bien décidée à continuer ainsi que les deux Allemands.
— Je vais vider la caravane, vous la laisser, dit-elle. Mais je dois emporter ce qu’elle contient pour les habitants de Dioni.
— Vous savez, dit le prêtre… Les gens de là-haut ne sont pas toujours très coopératifs…
— Les montagnards sont toujours distants au début, dit-elle pleine d’assurance.
Le prêtre toussota avec embarras. Il était de petite taille, portait une casquette à oreilles, ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et il sentait l’encens parce que, expliquait-il, il avait malencontreusement renversé sur lui toute la poudre le jour du tremblement de terre et n’avait pas d’autres vêtements.
— Si les dignitaires fascistes allaient à Dioni c’est que les habitants votaient à cent pour cent pour Mussolini, dit-il en regardant autour de lui avec inquiétude… Puis les résistants sont venus et ont liquidé la moitié de la population… Alors ceux qui sont les descendants des gens tués par les résistants puis par les Américains ne sont pas toujours bien disposés pour l’étranger… En fait ils continuent à voter pour l’extrême droite avec un ensemble très surprenant…
— Quarante ans après la guerre ?
— Oui, c’est étrange, non ? Mais ils seront quand même heureux de vous voir arriver avec les couvertures et les provisions… Soyez quand même sur vos gardes.
— Merci, dit la Mamma.
La voiture pleine à craquer et suivie de la Volvo, elle quitta ce dernier village pour attaquer la longue route qui conduisait à Dioni, au bout du monde, au bout du temps. Elle ne se demandait même plus pourquoi le couple allemand restait attaché à ses pas, discret, serviable, mais toujours dans son sillage.
7
Tout avait commencé pour Macha Loven quelques mois auparavant, exactement lorsqu’elle était revenue de ses vacances en Israël où habitait la sœur de sa mère. Fin juillet elle avait repris son travail mais gardait encore en mémoire les souvenirs très frais de son séjour à Tel-Aviv. Des longues discussions avec son oncle par alliance qui était chef de cabinet dans le ministère de l’Économie et s’occupait du commerce extérieur.
— Tu dois souvent voir passer des ordres de paiement, lui dit-il, puisque nous utilisons les services du S.W.I.F.T… Nos échanges avec l’Italie sont moyennement importants.
— Je vois très souvent passer des ordres en effet, dit-elle sans d’abord s’intéresser à l’affaire… Ils sont fréquents et portent sur des sommes considérables.
Un peu plus tard, deux ou trois jours plus tard, son oncle lui apporta quelques documents non confidentiels sur le commerce extérieur, les échanges entre Israël et l’Europe. Lorsqu’elle eut lu et relu les chiffres, elle fut un peu choquée et commença par rechercher des explications.
— Rome est une place bancaire et pas mal de notre argent transite par cette ville mais n’est pas uniquement réservé à l’Italie.
— N’empêche, répondit-elle à son oncle, que j’ai vu des chiffres bien au-dessus de cette moyenne… Je ne les ai pas en tête mais il semble que beaucoup d’argent soit transféré d’Israël et également du Liban par l’intermédiaire des banques via l’Italie. Et cet argent est ensuite ventilé sur différents pays certes, mais la plus grosse partie reste dans les coffres des banques italiennes.
— Il y a de sévères restrictions à l’importation puisque nous connaissons une grave crise économique et une inflation élevée. Je ne pense pas que ce soit aussi important que tu le dis. Tu n’as pas tous les chiffres en tête.
— Non, mais j’ai quand même souvenir qu’ils sont élevés. Et toujours en dollars, marks, livres et francs français…
— Pour le Liban c’est normal… Après les dures épreuves que ce pays a endurées, il est obligé de tout importer. Il bénéficie d’aides internationales importantes. Mais l’argent ne séjourne guère dans les banques du pays… Je ne savais pourtant pas que la place de Rome était aussi importante pour le Moyen-Orient…
Londres, Francfort et Paris restent quand même des attraits pour tous les financiers…
Macha eut l’impression qu’il n’acceptait pas aisément ses constatations. Certes il était un peu macho sur les bords mais de là à nier ce qu’elle trouvait évident. C’était pourtant elle qui s’occupait des données inscrites dans les ordinateurs, qui vérifiait si les ordres reçus étaient formulés sans erreurs.
— J’aimerais quand même avoir d’autres précisions, dit-elle, sur le niveau d’échanges entre l’Italie et Israël par exemple, avec le Liban également si c’est possible…
— Tu m’en demandes beaucoup… Les banques restent les banques et ont leurs secrets. Elles spéculent sur les monnaies et c’est tout à fait normal dans la mesure où elles fournissent à l’État des dollars et des marks à moindre prix, une fois leur commission prise. Nous ne pouvons quand même pas nous montrer trop pointilleux sinon elles arrêteraient de nous fournir des devises au meilleur prix.
— D’où vient l’aide extérieure, principalement des USA ?
— Des banques américaines, c’est certain… Mais il y a d’autres sources… Tu penses bien qu’une banque du groupe Rothschild se fait un point d’honneur de nous prêter de l’argent, même si elle n’oublie pas les intérêts… En fait il y a d’autres banques non dirigées par des Juifs qui nous aident discrètement parce qu’il ne faut pas provoquer les Arabes. Ils n’ignorent rien de ces pratiques mais tant que ça reste discret… Seul l’Iran clame très haut son indignation, d’autant plus que les dirigeants prétendent que certaines banques américaines ont prélevé des fonds sur les avoirs iraniens bloqués pour nous les donner.
— Est-ce vrai ?
Son oncle refusa de répondre. Il lui apporta quelques chiffres et, lorsqu’elle rentra en Italie, elle emportait une documentation économique importante. Sa sœur Ruth fut même surprise de la voir s’intéresser à l’économie d’Israël.
— Tu vas reprendre tes études ?
— Pourquoi pas ?
Son oncle lui avait également communiqué les chiffres supposés pour le troisième trimestre de l’année et les prévisions pour le dernier.