Une semaine plus tard elle ne pensait plus tellement à cette histoire lorsque se produisit le terrible attentat de la gare de Bologne, le 2 août. Elle ignorait alors que son ami Claudio Benezzi, qui vivait avec elle, se trouvait parmi les victimes. Elle ne l’apprit que le lundi lorsque son nom parut dans la presse. Il revenait de chez ses parents. Elle l’avait attendu tout le dimanche sans imaginer qu’il se trouvait sur les lieux de l’attentat. Plus tard elle sut qu’ayant eu une panne de voiture il avait dû prendre le train qu’il attendait justement avec un ami lorsque la charge énorme de plastic avait éclaté.
Macha se comporta avec une sorte d’énergie sombre qui impressionna tout le monde. La semaine suivante elle avait repris son travail et s’efforçait d’être aussi peu plainte que possible, ce qui était une gageure avec tous ces gens, amis ou non, qui n’attendaient que ça, exprimer leur compassion, se délecter même inconsciemment de son malheur.
Ce fut l’article d’un hebdomadaire qui provoqua chez elle cette étincelle qui devait la conduire dans des recherches assidues et passionnées à l’insu de tous, sauf peut-être de sa sœur. Dans cet article le journaliste s’interrogeait sur l’origine de l’argent qui alimentait le terrorisme rouge. Il mettait en cause la firme automobile tchèque Skoda, qui aurait fourni aux autonomes milanais une somme de soixante-dix millions de lires. Dans le dernier paragraphe l’auteur de l’article écrivait que pour l’argent du terrorisme noir il était beaucoup plus difficile de remonter les filières, mais que dans les milieux de la police et des services secrets on n’ignorait pas que de grosses sommes provenaient des États-Unis par l’intermédiaire des banques israéliennes et libanaises, ce qui évidemment rappela brutalement à Macha Loven ses discussions de vacances avec son oncle de Tel-Aviv.
— Je crois, dit-elle à sa sœur, que je peux trouver quelque chose de terrible si j’en ai la constance et si j’ai aussi un peu de chance. Claudio a certainement été tué par de l’argent venu de quelque part. Il faut que je trouve, peut-être pas d’où, mais certainement comment.
Dès lors elle commença à faire des heures supplémentaires, à remplacer des collègues malades ou désirant un jour de congé. Dès qu’un ordre bancaire provenant d’Israël ou du Liban s’inscrivait sur l’écran et l’imprimante selon un code incompréhensible pour un profane, elle le notait soigneusement.
8
C’était un petit hôtel de village encombré par des tas de gens sauf par des rescapés qui eux couchaient à la belle étoile. Il y avait des journalistes, des chefs de la police et des officiers, des gens qui pouvaient payer très cher une chambre tout à fait banale sans chauffage ni sanitaires. Kovask et Peter se trouvaient au bar pris d’assaut par tous ces gens venus d’ailleurs, chaudement vêtus, bottés, le verbe haut.
— Nous sommes pareils, dit soudain Kovask mal à l’aise. Mais au moins essayons de ne pas avoir le ridicule de trop parler.
Il trouva le patron de l’endroit, lui montra le sauf-conduit de Luigi Mapoli. L’autre, d’un seul coup, se montra chaleureux, voulut presque lui baiser la main. De toute façon il la prit, s’inclina mais n’alla quand même pas jusqu’à poser ses grosses lèvres sur les doigts du Commander.
— Il fallait le dire plutôt… Vous voulez quoi ? Ma meilleure chambre, c’est pas possible mais une autre tout aussi bien dans ma propre maison au fond de la cour et je peux même…
— Non, dit Kovask… Je veux que vous me disiez simplement comment on peut rejoindre Dioni.
— Dioni, dit le patron de l’hôtel frappé de stupeur.
Profitant d’un brouhaha près de son bar il réussit à s’échapper. Kovask jura, décida de ne pas se laisser jouer une seconde fois. Lorsqu’il coinça le patron ce fut dans sa cave où il entassait des bouteilles de vin dans un panier d’osier.
— Signore… Il ne faut pas aller à Dioni… C’est pas un endroit où vous pourrez rendre service… Croyez-moi… Les gens de là-haut…
— Vous étiez résistant, dit Kovask, vous empruntiez des chemins connus des chasseurs et des contrebandiers, sur lesquels on peut quand même rouler avec une jeep. À l’époque de la Résistance vous aviez de vieilles voitures au gazogène, pas vrai ?
— Écoutez, si vous voulez vraiment aller à Dioni… Ce sont tous des fascistes là-haut… Tous… Depuis toujours. On n’en a pas tué assez, il en reste… J’espère que tous sont morts sous leurs maisons maintenant…
— Tous des fascistes ?
— C’était une maison de repos pour les chefs de Rome…
Kovask apprit l’existence de l’ancien terrain d’aviation, du monastère aménagé pour le repos des dignitaires du régime jusqu’à ce que la Résistance s’empare de Dioni.
— C’était pas beau, d’accord, mais ces gens étaient des enragés… Sélectionnés pour occuper Dioni… Le village était quasi abandonné lorsque le centre de repos a été créé et on a envoyé sur place des gens sûrs, des fascistes bon teint avec leur famille… La population ancienne a été dispersée… On a acheté les maisons à un tel prix qu’évidemment personne n’est resté là-haut… Nous en avons tué un gros paquet lorsque nous avons attaqué…
Kovask l’aida en empilant des bouteilles dans un autre panier et ils remontèrent ensemble jusqu’à la petite cuisine où s’activaient en criant très fort deux grosses dames très rouges, la femme et la sœur du patron.
— Venez.
Il l’entraîna dans un bureau si étroit qu’on n’y tenait pas à deux. Il y avait une carte au mur et l’homme, il s’appelait Luciano Lombi, montra le chemin d’accès à Dioni.
— Mais il y a trop de neige, vous ne passerez pas… Ici, surtout à l’ubac… Je vous assure que vous ne passerez pas.
Il parut très inquiet.
— C’est bien Luigi Mapoli qui vous a conseillé de me demander ce secret ? C’est un secret… Nous aurions pu le donner aux sauveteurs pour qu’ils aillent directement à Dioni mais nous ne l’avons pas fait parce que ce sont tous des noirs là-haut, et que nous n’avons pas la mémoire courte. Ils ont fusillé mon père et torturé mon oncle, vous savez… Je n’aurais pas dû vous donner cet itinéraire…
— Qui le connaît encore ?
— Les rouges, les communistes, mais ici ils ne sont plus rien… Nous les démocrates chrétiens nous tenons bien le pays…
— Les chasseurs, les contrebandiers ?
— Ils ont autre chose à penser, et les gens de Dioni personne ne les aime. Mais vous ne devriez pas y aller…
— Personne n’est descendu par ce chemin ?
— Non, personne…
Lombi paraissait sincère dans sa haine contre les gens de Dioni mais Kovask ne pensait pas que tous les notables démocrates chrétiens de la région se montraient aussi purs. Il rejoignit Peter au bar et le garçon lui avait réservé un scotch.
— Nous pouvons aussi avoir une table, enfin deux chaises là-bas avec ces journalistes du nord.
— Ils parlent trop fort, dit Kovask…
— On ne mange pas ?
— Si, mais ailleurs.
Le patron revint derrière son bar, bouscula la jeune fille qui servait, adressa un regard rancunier à Kovask. Peut-être avait-il téléphoné à son ami de Salerne, le notable Luigi Mapoli… Kovask avait quelque peu outrepassé la recommandation écrite de ce dernier…
— Il vaudrait mieux partir, dit-il à Peter.
— Sans bouffer ?
— On trouvera dehors.
Arrivés de Naples ou de Salerne, des fourgons de petits marchands vendaient des pizzas, des beignets, des sandwiches quatre fois le prix normal. Les carabiniers en avaient arrêté quelques-uns mais ça n’empêchait pas les autres de continuer à exploiter la situation. Dans ce village il y avait eu trois cent cinquante morts, un millier de disparus. Les survivants commençaient à habiter des caravanes, des tentes de l’armée. Ils occupaient aussi de vieilles cuves en ciment ayant contenu du vin, de vieux foudres abandonnés devant l’entrepôt détruit d’un important marchand de vin.