— Tu le prends avec du juliénas, ton remède ? m’étonné-je.
— Pourquoi pas ? objecte péremptoirement Pinaud.
Il lève son glass.
— A la bonne vôtre.
C’est alors que je m’arrache à mes préoccupations, à ma distraction et autres rêveries professionnelles.
— Malheureux ! ne bois pas !
— C’est à moi que tu causes ? demande Pinuchet après avoir éclusé son godet recta.
— Tu as compté trois fois trente gouttes dans ce verre !
Il hausse les épaules.
— Qu’est-ce que tu racontes. Y a pas plus minutieux que moi !
Puis, avec un rire chevroté :
— Tu te figures que j’irais chahuter avec ça ? Alors que sur l’étiquette il y a écrit en gros, de ne pas dépasser la dose prescrite, et que…
Il ne termine pas sa phrase. Son nez tombe sur son gilet. Il se met à roupiller comme huit millions de téléspectateurs pendant l’émission consacrée aux secrets des chefs-d’œuvre !
— Il se trouve pâle ! barrit le Gros.
Je chope la boîte ayant servi d’emballage au flacon, j’en retire le fameux prospectus qui fait tant de bien à lire. Il est dit que dans les cas d’agitation forcenée et d’amnésie totale, on peut aller jusqu’à cent gouttes. C’est à peu près la dose que vient de se farcir Pinuche.
Rassuré, je le coltine dans mon fauteuil. Je lui allonge les jambes sur une chaise, lui croise les mains sur le ventre, lui rabats le bada sur l’œil, lui glisse un coussin dans les endosses et je ferme les volets.
— Laissons-le oublier la vie, dis-je. Avec la gueule qu’elle a, il ne perd pas grand-chose.
L’homme aux lunettes noires m’accompagne jusqu’au bistraque du coin.
— Ne m’as-tu point dit, Honorable Enflure, que le docteur Baume avait une assistante ?
— Sifflet ! répond le Valeureux. (Ce qu’il convient de traduire par « si fait ! ».)
— Tu as l’adresse de cette souris ?
L’homme à l’intelligence-en-berne me cligne de l’œil. Il fouille ses profondes, en extirpe des choses bizarres et sans utilité manifeste, et finit par sélectionner dans cette annexe de la voirie municipale un couvercle de boîte de camembert. L’une des faces est ornée d’un portrait de vache ressemblant comme une sœur à Bérurier — à croire que c’est sa carte d’identité qu’il vient de sortir — l’autre comporte une adresse laborieusement tracée au crayon Bic. (Pour faire pendant avec la vache, ç’aurait dû être le crayon bique.)
— Vos désirs sont en désordre ! me dit-il, avec une noblesse d’expression et cette aristocratie du geste qui constituent le principal de sa séduction.
Le couvercle de camembert a un défaut : il sent le camembert.
Je lis :
— Mercédès Maupuis, 118, rue du Caporal-Hépingley.
— Quelle genre de fille est-ce ? m’enquiers-je.
— Elle était aux funérailles, dit Béru, t’as dû la voir.
— Peut-être, et même sans doute, pour ne pas dire probablement seulement, comme je ne la connaissais pas, je ne l’ai pas reconnue, comprends-tu !
Il se gondole comme un Vénitien qui mangerait des biscuits Gondolo sur de la tôle ondulée.
— Evidemment, pouffe-t-il. Y a des moments que t’as des raisonnements qu’on ne se douterait jamais que t’es intelligent.
— Je reprends ma question, coupé-je, impatienté. Quel genre de fille, cette Mercédès Maupuis.
— Charmante brunette. Pas mal culbutée. Le genre friponne délurée. Une Mercédès à injection directe, quoi !
Et de s’esclaffer parce que, sur le plan boutades, Béru est son principal client.
— Allons lui rendre visite ! tranché-je.
Il est choqué.
— Je l’ai questionnée en long, en large et en diagonale, San-A. Je vois pas ce qu’on pourrait lui tirer comme rabe de vers de nez !
— Eh bien, suis-moi, et tu verras !
La rue du Caporal-Hépingley est une voie distraite avec des immeubles à gauche, des immeubles à droite et un carrefour à chaque bout. Le 118 offre la particularité de se situer entre le 116 et le 120. C’est une maison de quatre étages, pas mal conservée pour son âge. Le rez-de-chaussée est occupé par la boutique d’un brocanteur. Les objets les plus hétéroclites encombrent la façade. Ce capharnaüm va du fauteuil percé style Louis XVI Idéal Standard au cor de chasse cabossé, en passant par la cage à oiseaux byzantine.
La concierge, une dame mesurant un peu moins d’un mètre cinquante et pesant un peu plus d’une tonne, nous apprend avec un air de profonde réprobation que Mercédès Maupuis crèche au deuxième. Nous nous engageons dans l’escalier. Au fur et à mesure que nous prenons de l’altitude, le chant véhément d’un quidam atteint nos trompes d’Eustache. Le ténor affirme que dans le lit de la marquise ils étaient quatre-vingts chasseurs. Ce qui laisserait entendre que la dame avait le bustier en forme de rendez-vous de chasse.
Lorsque nous atteignons le second, nous constatons avec une certaine surprise que ce ramdam vient précisément de chez Miss Maupuis.
— Dis donc, Gros, murmuré-je tout en faisant un touché au bouton de sonnette, elle a le retour d’enterrement joyeux, ta souris !
Il ne sait plus qu’en penser, Béru. Il prend cette mine dubitative qui le fait ressembler de façon frappante à un fromage de Brie entamé.
Première conséquence de mon coup de sonnette : le chanteur vient de la boucler. Seconde conséquence : la lourde s’ouvre. Je me trouve nez à nez avec une fille n’ayant pour tout vêtement qu’une blouse blanche qu’elle tient fermée d’une main. Du moins le croit-elle car un pan de la blouse lui a échappé et la partie gauche seulement de sa personne est couverte. Je constate que la partie droite est en parfait état de fonctionnement. Cette môme a le gabarit croisière. Son sein droit me suffirait comme oreiller. J’ai pas l’honneur de la connaître, mais au premier coup de périscope je pige qu’elle est blindée. Elle a les yeux en forme de soupiraux. Des mèches de cheveux pendent sur sa façade et malgré sa volonté de se tenir droite et immobile, elle oscille comme un pendule.
— Mlle Maupuis ?
— Si, signore ?
— Je voudrais vous entretenir un instant.
Elle se marre.
— Pourquoi un instant, ânonne-t-elle, je rêve d’un jules qui m’entretienne toute la vie.
Elle soulève ses stores, me défrime et conclut :
— Surtout s’il est baraqué comme vous. J’adore les beaux gosses et je m’en fais des cataplasmes.
Bérurier toussote, intimidé.
La fille lui virgule un regard ondulatoire.
— Tiens ! c’est Lagonfle !
Du coup, l’inspecteur principal Bérurier sent que son standing a des ratés.
— Dites, ma gosse, sévérise-t-il, il faudrait voir à voir qu’on voit !
Mais une telle menace ne trouble pas la félicité de la demoiselle.
— Et mon c…, c’est de l’inspecteur ? demande-t-elle à brûle-pourpoint. Car t’es inspecteur, hein, Bibendum, dis pas le contraire, je reconnais ta hure. Je croyais me rappeler que tu avais du persil dans les narines, comme quoi on ne peut pas se fier à sa mémoire !
Cette fois, le Béru l’a saumâtre.
— Insultes à inspecteur principal dans l’exercice de ses fonctions, je ne peux pas le permettre ! déclare-t-il. J’ai pas l’habitude de porter le pet, mais…
— En effet, coupe la dévergondée, t’as plutôt une bouille à le lâcher.
Béru l’abandonne, méprisant, et se tourne vers moi :
— Je vais lui tenter un procès en divagation, hein ?
— T’es pas gardien de la paix, Gros, plaidé-je. Je la trouve marrante, cette beauté.
Comme j’achève ces mots, un zig d’une vingt-deuxaine d’années paraît dans le couloir. Il est en slip, chaussettes, cravate. C’est tout. Ses crins ébouriffés, son visage bouffi indiquent qu’il est à l’unisson de son hôtesse.