— Oh ! Ça ne casse pas trois pattes à un canard, s’excuse-t-il, mais dans la vie c’est comme en amour : chacun fait selon ses moyens.
Le Vieux, dans un élan sublime, donne l’accolade à Béru. Le Gros fond en sanglots bruyants. Il se jette sur la poitrine du Vioque qui, du coup, commence à se sentir gêné aux entournures.
— Je le savais bien que vous étiez pas une peau de vache ! brame le Valeureux en se mouchant dans la cravate Fath du Boss.
Je vole au secours de ce dernier en faisant lâcher prise à Béru. C’est sur mon épaule que le Mahousse continue de se vider.
M’est avis qu’il s’est rempli le réservoir pour se donner du courage. C’est le Muscadet du coin qui lui dégouline sur les bajoues. Quelques claques dans le dossard le remettent au pli. Pendant ce temps, le Vioque a défait le cadeau. Il en extrait un hibou empaillé, passablement bouffé aux mites et auquel il manque un œil de verre.
C’est la grosse marrade dans l’assemblée. Le Ministre de la Zone Bleue en rigole dans son portefeuille (renouvelable par tacite reconduction). Le Vioque ne sait plus s’il s’agit d’une mauvaise blague ou d’une naïveté.
— J’espère qu’il vous plaira, murmure Bérurier, troublé par nos rires. J’ai pensé que ça ferait bien dans votre bureau. Ça veut dire que la police veille, comprenez-vous. En quelque sorte, c’est une sorte d’espèce de Saint Bol, quoi !
Le Dabe comprend. Il remercie. Il prononce son allocution. C’est beau, tricolore, humide et émouvant. Ça va droit au cœur sans épargner le visage. Ça dit tout haut, et au subjonctif, ce que nous pensons tout bas et à l’indicatif présent de nous-mêmes : à savoir que nous sommes des gens d’un grand courage, d’un grand mérite et d’une petite paie. Re-bravos. Le ministre fait des promesses. On trinque. Champagne comme s’il en pleuvait. Le Gros se finit allègrement. C’est son jour de gloire à lui aussi.
Posé sur un meuble, son hibou borgne surveille l’assistance d’un œil social.
— Mon cher San-Antonio, j’ai deux petits mots à vous dire !
Je me retourne : c’est le Dabe. Il tient sa coupe de champ à la main, élégant dans ses manières qu’il est. C’est à des trucs commak qu’on mesure la classe d’un mec. Peler une pêche c’est facile : suffit d’un peu d’entraînement. Et puis on est assis pour le faire. Mais évoluer dans la foule avec une coupe pleine de brut impérial à la main, c’est un autre tabac.
— A vos ordres, monsieur le directeur.
Il m’emmène à l’écart, dépose sa coupe sur un guéridon et me saisit le bras.
— J’ai une mission d’un genre très particulier à vous confier.
— Vous m’en voyez ravi.
— Elle est si particulière en fait que j’hésite à vous demander cela.
Il m’intrigue, le Décoiffé. C’est pas dans ses manières de faire tant de giries pour envoyer un de ses archers à la castagne.
— Vous me mettez l’eau à la bouche !
Il a un sourire qui fait miroiter ses tabourets en gold.
— Dieu vous entende !
Le voilà qui glisse la main dans sa poche et qui s’empare d’une photographie. Il me tend l’image. Ça représente une dame d’une quarante-cinquaine d’années, encore pas mal. Elle est blonde, avec des yeux bleus et une bouche sensuelle.
— Connais pas, fais-je. De qui s’agit-il ?
— Le nom et l’adresse sont au dos.
Je retourne la photo et je lis à mi-voix :
— Monica Mikaël, la Sapinière, Moisson, S.-et-O.
Je branle le chef.
— En quoi consiste la mission, patron ? demandé-je.
Il élude provisoirement.
— Vous connaissez Ruy Blas ?
— La pièce de Victor Hugo.
— Oui.
— Bien entendu ! Pourquoi ?
— Vous la connaissez bien ?
— Presque par cœur.
— Savez-vous comment se termine l’acte premier ?
— Parfaitement, érudis-je. La reine d’Espagne paraît. Tous les grands d’Espagne se couvrent. Ruy Blas murmure à don Salluste : « Et que m’ordonnez-vous, Seigneur, présentement ? »
— Que répond don Salluste ? demande le Vioque.
— Il répond : « De plaire à cette femme et d’être son amant ».
Le Dabuche retrouve son sourire.
— Supposez que vous soyez Ruy Blas, que je sois don Salluste et que cette femme soit la reine d’Espagne.
Ce disant, il tapote la photographie. J’y jette un regard.
— Vous me demandez de devenir l’amant de cette personne ?
— Voilà.
— Puis-je vous demander dans quel dessein ?
Il secoue la tête.
— Ce n’est pas encore le moment, San-Antonio. Essayez de forcer l’intimité de cette personne. Et si vous y parvenez, venez me le dire. A ce moment-là, je vous expliquerai.
« Forcer l’intimité de cette personne » ! C’est beau, le style Régence, non ? J’espère qu’elle a une belle intimité, la personne en question.
Je me mets à rigoler comme douze bossus qui viendraient de renifler du gaz hilarant.
— Dites, patron, je suis d’accord que cette mission est d’un genre extrêmement particulier. En tout cas, elle ne manque pas d’agrément.
— Vous trouvez ? fait le Dabe.
Je mate une nouvelle fois la photo.
— Elle n’est pas si mal, la dadame ! Evidemment, il faut voir la carrosserie, mais le visage est agréable. Elle a le regard qui promet et la bouche qui doit tenir !
Le Big Boss hoche la tête.
— Il y a un petit détail que j’ai omis de vous indiquer, fait-il gentiment.
— Lequel, patron ?
— Cette photographie date de dix ans !
Il reprend son verre et s’éloigne sans me regarder.
CHAPITRE II
DANS LEQUEL JE JOUE TANT BIEN QUE MAL LES SHERLOCK HOLMES… PUIS LES CASANOVA
Moisson, au nom si bucolique, apostolique et romain, est située dans une boucle de la Seine entre Mantes et Vernon. C’est une région tout ce qu’il y a de peinard, fortement boisée de pins, ce qui lui donne un petit côté Côte d’Azur et éloignée des grandes Nationales rugissantes. Quand on débarque dans ce bled, on se croirait à des années-lumière de Pantruche. C’est calme, plein d’oiseaux et truffé de mignonnes propriétés vacancières. La conquête de l’Ouest sévissant, il est évident que d’ici à dix berges ça ressemblera au Creusot ou à Golfe Juan, selon la vigilance des édiles municipaux : mais pour l’instant c’est le coin rêvé pour véquender avec une nana amoureuse de la nature et soucieuse de passer inaperçue.
Quand je débarque au volant de ma Jag, il fait un soleil comme la gare d’Austerlitz elle-même n’en a jamais eu. L’air embaume la résine et le foin coupé.
Je stoppe ma fusée à roulettes devant une auberge rustique et j’entre pour écluser un gorgeon. La boîte est rigoureusement vide car on est mardi. Une grosse fille bouffie encaustique les chaises en chantant une chanson de Mlle Hardy avec la voix de Laurel.
Elle a un sourire de bienvenue qui me sclérose l’aorte. Elle est appétissante, cette nana, peut-être parce qu’elle ressemble à du pâté de foie.
— Une bière, dis-je.
Je m’assieds près de la fenêtre. J’ai la perspective d’une ruelle de village, avec des maisons basses aux pierres grises. Un vieux bonhomme pousse une brouette. Un chien renifle les bordures du trottoir. Il fait tendre et tiède.
— Vous avez des chambres ? m’enquiers-je, lorsque la servante m’apporte une Kronenbourg grand luxe.
— Mais oui, fait-elle, étonnée. C’est pour le prochain ouiquande ?
— Non, c’est pour tout de suite.
Ça la foudroie. Un zig qui se la radine tout seulâbre en pleine semaine et hors saison, c’est plutôt rarissime.