— Vous êtes représentant ? me demande-t-elle.
— Exactement, rétorqué-je : je représente une certaine classe de la société.
— Je vais en causer à la patronne, décide-t-elle prudemment.
Elle s’éclipse et revient au bout d’un moment, flanquée d’une Madame à peine plus grosse qu’une vache sur le point de véler.
L’arrivante m’examine de la tête aux pieds avant de m’adresser la parole.
— Vous voudriez une chambre ? demande-t-elle.
— Oui, madame.
— Avec pension ?
— Avec pension, eau chaude et froide et sommier à ressorts, précisé-je.
— Vous êtes seul ? s’étonne la dame.
— Je le suis, madame.
Ça la lui coupe. Elle regarde sa servante, me regarde, renifle, fait semblant de penser, se remet le sein gauche sur le ventre et murmure :
— Vous êtes en vacances ?
— Oui et non, madame.
Je me dis que si je ne lui fournis pas une explication logique dans les quinze secondes qui suivent, elle va faire appeler le garde champêtre. Sans doute me prend-elle pour quelque malfrat soucieux de se planquer.
— Je suis écrivain, madame, dis-je. J’ai besoin de calme pour rédiger mon prochain roman, et on m’a vanté la tranquillité et la bonne tenue de votre établissement, c’est pourquoi il me serait de quelque agrément de m’y installer, à moins que vous ne jugiez la chose irréalisable, auquel cas je solliciterais de votre bienveillance l’adresse d’un établissement similaire, apte à m’héberger.
Ça la convainc.
— Je peux vous loger, approuve-t-elle en me virgulant un regard extatique, apostolique et romain.
— Je n’en attendais pas moins de votre générosité, madame.
— Alors, comme ça, vous écrivez des livres ?
— Comme ça et à la plume, oui, madame.
— Et comment c’est votre nom ?
— San-Antonio, dis-je, mais je signe mes livres François Mauriac.
— Connais pas, déplore-t-elle. Vous z’en passez jamais en feuilleton dans le Petit Echo de la Mode ?
— Si, mais sous un autre pseudonyme, ceux-là je les signe Victor Hugo.
— J’ai dû voir ça, admet la gravosse.
Elle minaude :
— Est-ce que vous me mettrez dans votre prochain roman ?
Je la considère d’un œil critique.
— Je ferai se serrer mes autres personnages afin qu’ils vous laissent une petite place, promets-je.
— Maryse ! fait-elle à la serveuse, tu donneras une autre bière à M. Hugo pour le compte de la maison.
Une petite heure plus tard, ayant achevé mon installation dans cet établissement de qualité, je me mets à musarder dans le pays à la recherche de la Sapinière.
J’y vais au pifomètre, car je ne veux pas risquer d’attirer l’attention en demandant mon chemin. D’après le blaze de la propriété, celle-ci doit se trouver côté forêt. C’est donc en bordure du bois que je me mets à déambuler. Tout en matant les demeures qui se succèdent, je songe au mystère entourant ma peu banale mission. Curieux que le Vioque n’ait pas voulu m’affranchir. J’ai le nom et l’adresse de la dame, un point c’est tout. Je dois devenir son julot sans savoir pourquoi. J’ignore même ce qu’elle fait dans l’existence ; comment, de quoi et avec qui elle vit ! Avouez que c’est pas ordinaire, hein, mes choutes ? Surtout ne venez pas me faire de scènes de jalousie, je ne le supporterais pas. C’est déjà assez d’avoir à se farcir une bergère qui a largement dépassé le demi-siècle. Vous allez me dire qu’un demi-siècle, c’est l’adolescence chez les éléphants, mais chez les frangines ça commence à faire un peu beaucoup, faut se rendre à l’évidence. C’est d’ailleurs notre lot de consolation à nous autres, les bonshommes. A partir d’un certain moment, on prend l’avantage sur les souris. Elles ont une façon de devenir pas fraîches qui n’est pas la même que la nôtre. Moi, je connais des messieurs de soixante-dix carats qui se font des petites sauteuses de dix-huit piges entre deux tilleuls-menthe et un massage. Y a pas d’équivalence chez ces dames.
Elles canent bien après nous, d’accord, mais elles ressemblent à des morilles. Nous, les matous, pour peu qu’on travaille un peu nos deltoïdes et qu’on n’oublie pas le pamplemousse du matin, on fait illusion jusqu’au bout. Chez certains, notez bien, la détresse vient de l’entresol, because y a plus de répondant.
Il leur reste toujours les enjoliveurs et çui qui sait travailler de la menteuse et qui a un chéquier mieux approvisionné que son calcif s’en tire toujours.
A force de chercher la Sapinière, je finis par la découvrir, dans le bois de pins. En fait, ils auraient dû l’appeler la Pinière, mais ça n’aurait pas fait sérieux. C’est la crèche style Maison et Jardins : blanche, avec des portes-fenêtres et un toit d’ardoises mansardé. Elle est posée au milieu d’une pelouse d’un vert comestible, tondue comme un tapis de billard et au centre de laquelle glougloute une pièce d’eau. Sur la vaste terrasse pavée d’opus incertum, j’aperçois des chaises longues provisoirement vides. Un gros chien de chasse couleur fauve avec des oreilles traînantes ventile le garden avec sa queue empanachée. Sur la porte, je lis un petit avis redoutable « Chien méchant ». Mais c’est du bluff, s’ils n’ont pas d’autre molosse que ce toutou frétillant, ils feraient bien de se faire poser une mitrailleuse jumelée sur le toit.
Je file mon coup de périscope sagace number one en passant et je continue ma route, mine de rien. Je parcours encore une quatrecentaine de mètres, puis je reviens sur mes pas. J’ai la démarche du vacancier qui se baguenaude. Je cueille une fleur que je glisse entre mes ratiches éclatantes.
La fleur à la bouche, c’est toujours du meilleur effet. Ça ressemble au petit drapeau d’un compteur de taxi lorsqu’il est relevé. Ça veut dire « libre ». La fleur au fusil, tenez : c’est du kif. Quand un zig a gagné la guerre, il met une fleur de nave dans le canon de son lebel pour signifier qu’il est disponible.
Notez bien qu’en France cette décoration florale se perd depuis qu’on a pris l’habitude de perdre les guerres ou de les gagner par personnes interposées.
Je reviens donc sur mes pas et j’aperçois une petite construction basse, derrière la propriété, en bordure de la pinède. Elle est disposée de telle manière qu’à l’aller, la demeure me la masquait. Cette construction offre une particularité : elle ne comporte aucune fenêtre. Je continue mon petit bonhomme de chemin, les mains aux vagues et le vague à l’âme. Maintenant, deux dames occupent les chaises longues. Je leur décoche mon regard de repérage des grandes occasions.
L’une des deux est jeune, blonde, bien roulée autant que l’éloignement me permette d’en juger. L’autre est vioque, rousse et fripée. Je frissonne en songeant que c’est celle-là la reine d’Espagne. La DS noire est stoppée en bordure de la propriété. Au moment où je passe, la dame d’un âge certain dit à l’autre :
— Ça ne t’ennuiera pas tout à l’heure de me conduire jusqu’à Mantes, chérie ?
Imperturbable, votre San-A. bien aimé poursuit sa route.
Me revoici dans le village. J’avise une quincaillerie et j’y entre avec la détermination que vous savez.
Un vieux monsieur à lunettes bleues et à moustache blanche nicotinisée me demande ce que je veux.
— Avez-vous du fil de fer barbelé ? m’enquiers-je.
— Naturellement, répond-il. Vous voulez du gros ou du petit ?
— Du très gros.
Il va chercher un rouleau sous un hangar et revient en le tenant éloigné de sa personne.
— Quel métrage ? demande le digne homme.
— Mettez-m’en trente centimètres ! fais-je.