Ma main droite, pendant ce temps, débouche avec une infinie lenteur le flacon d’acide. Au moindre tintement cristallin, ces foies-blancs découvriront mon petit bricolage clandestin et m’expédieront une décoction de plomb brûlant.
— Décidez-vous, pour la dernière fois, débite le gorille.
— Je l’ai mis dans la barque de plaisance que je possède et qui est amarrée sur la Seine, balbutie Monica Mikaël.
— Le nom de cette barque ?
— L’Azur ! Elle est peinte en bleu et blanc. Puck se trouve dans une petite cage…
Ça y est, mes fils ! Je l’ai en main, le flacon débouché. Maintenant il s’agit de ne pas rater l’opération, de bien calculer les angles.
Il faut commencer à arroser le mitrailleur de droite, parce que c’est lui qui m’a dans son rayon de seringage.
Le gros type se trouve entre le second mitrailleur et moi.
Enfin, nous verrons. Je me sens calme, paisible, comme si je faisais une partie de pêche au lancer par une belle matinée d’été. Mon geste, j’ai pas à le décider, ma brave main droite l’accomplit toute seule comme une grande.
Il y a un jet jaunâtre. Une giclée d’acide arrive en plein dans la bouille du gars. Il pousse un hurlement de dément et, lâchant sa pétoire, se pétrit le visage en hurlant. Le gros type se tourne vers moi et morfle une seconde distribution de pisse d’âne. Ça fait plaisir de le voir se trémousser en poussant des clameurs d’orfèvre. Il ne me reste plus de lotion démaquillante dans le flacon pour le troisième. Je le regrette d’autant plus que cet enviandé balance le potage à tout va. Je fais un saut de carpe. C’est ma petite amie Monica qui ramasse la seringuée dans son corsage. Elle tousse un coup comme chez le toubib quand il écoute vos soufflets, par exemple elle est dans l’impossibilité de compter dix fois trente-trois ! Elle s’écroule à la renverse au milieu des flacons (comme la lune) et des cornues (gentilles). Son sang glougloute.
Quelqu’un dont à propos duquel je n’ai pas eu le temps de causer, c’est Béru. L’odeur de la poudre et la frénésie de l’action agissent sur sa forte personnalité. Et il est d’autant plus furax, le Gravos, qu’une volée de balles vient de perforer un pan de sa veste de haut en bas. Il n’est plus question de stoppage maintenant. Le costar du jour, c’est dans la poubelle du coin qu’il va finir son éphémère carrière ! Pas vergeot, ce complet à barreaux !
Le Gros plonge, arrache le pistolet vide des mains du tireur et lui fracasse le bol d’un terrible coup de crosse.
Je ne veux pas donner de détails pénibles aux âmes sensibles, pourtant faut que vous le sachiez : le zig éternue sa cervelle sur le globe électrique.
Vous parlez d’une corrida. Et je vous la raconte bien, hein ? J’ai le sens du reportage, c’est inné. Je ne comprends pas que Lazareff ne m’ait pas encore fait de propositions. La revue du 14 juillet ou le couronnement de Paul VI racontés par moi, ça voudrait payer, non ? Sans parler du Tour de France ou de l’affaire Parfumée. Mais passons, c’est le propre des grands de ce monde que de passer à côté des génies du siècle sans les voir.
Tandis que le Béru bien-aimé, bien apprécié et vigoureux, décapsule le second tirailleur, le gros type et son premier sbire continuent de hurler et de se masser la vitrine. Béru ramasse le premier pistolet gisant à terre. Et ce dieu Mars qui ne se connaît plus défouraille tant que ça peut sur les deux vitriolés en les traitant de noms barbares !
Il ne leur pardonne pas de nous avoir contraints à lever les bras. Il déteste les mystifications, Béru. La dignité de la police pour lui, c’est sacré. On ne chahute pas avec ces choses-là !
Tu parles d’une hécatombe, mon neveu ! Quatre viandes froides sur le carrelage, plus les deux autres de tout à l’heure, ça fait du peuple ! Mon rapport, il va falloir que je le rédige sur papier couché !
— Arrête, Gros ! trépigné-je. Arrête, n… de D… ! Qu’est-ce qui te prend de jouer à la Saint-Barthélemy !
Il stoppe, essoufflé, crachotant dans un nuage de poudre.
— Y a légitime défense, répond cet éléphant. Mords ma veste, Gars. C’est la preuve par 69, non ? Du fil à fil made en Anglande ! Un costar que même les plus grosses vedettes d’Hollyvode n’en n’ont jamais eu le pareil. Tu peux les prendre tous : Frank Sinapisme, Brute l’Encastré, Branlon Mado, Georges Veine, Georges Raffle, J’aime-le-Steward et consort ! Jamais t’as vu un complet comme voilà sur leur dos ! Jamais !
— Calme-toi, Alexandre-Benoît, préconisé-je. Pour ces messieurs-dames, c’est un complet de sapin que le tailleur va exécuter. Tandis que, en cherchant chez les spécialistes des tissus d’ameublement, tu dois trouver un produit de remplacement intéressant. Quelque chose qui représenterait une chasse à courre. par exemple, ou des feuilles de philodendron sur fond d’azur.
Le voilà rasséréné tout à coup.
— C’est vrai, reconnaît-il. J’y avais pas pensé.
Puis, redevenant professionnel :
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on branle ?
— On tube au Vieux pour qu’il fasse ramasser les décombres et on va récupérer Puck.
— Qu’est-ce que ça peut être, Puck ? Ils n’avaient que ce truc-là en tête, tous !
— Et ça les a tués, fais-je sombrement.
CHAPITRE XII
DANS LEQUEL J’ARRIVE AU BOUT DE MON PETIT BONHOMME DE CHEMIN
La Seine nonchalante (c’est pas moi qui le dis, ce sont les poètes) roule des eaux paresseuses couleur d’émeraude et de rubis (c’est pas moi qui le dis, mais le bijoutier du coin) dans la touffeur printanière du crépuscule (ouf ! il faut le faire).
La barque de feu Monica Mikaël est amarrée à un ponton privé (mon ponton nos voleurs) et se laisse caresser les flancs par le courant furtif. Je saute à l’intérieur de l’embarcation. Bérurier m’imite, ce qui manque provoquer un naufrage.
— Où t’est-ce qu’il est, ce Puck ? fait le Gravos.
Je bigle autour de moi : rien. Une sueur glacée me dégouline le long de la gouttière à vertèbres. Monica Mikaël aurait-elle berluré l’agent secret, tout à l’heure ? Je mate sous le pontage : ballepeau ! Rien non plus sous les bancs !
— Elle nous a tous fabriqués, décrète Sa Majesté. Si z’au moins elle avait pas morflé ce chargeur dans le soutien-gorge, on pourrait t’espérer apprendre la vérité. Mais maintenant, à moins qu’on lui cause par l’intermède d’un guéridon, c’est scié.
— Oui, dis-je, c’est raté. Tant pis.
J’ai un coup de pompe. Tous ces morts… Sept morts à cause d’un truc que nous ne connaissons pas, c’est dramatique, non ?
Il est des cas où la curiosité insatisfaite peut causer le décès de quelqu’un. Je sens que ça va m’arriver. Vous m’imaginez, à quatre-vingts piges, au coin de l’âtre (de Tassigny) me demandant d’une pensée chevrotante : « Qu’est-ce que ça pouvait bien être, Puck ? » Non ! Impossible, voyons ! Plutôt mourir !
— Rentrons, fait le Gros. Je commence à avoir faim.
Il met le pied sur le pontage de la barque et va pour poser l’autre sur l’embarcadère. Mais dans le mouvement, la barque tire sur sa chaîne. Si bien que Sa Majesté met son autre pinceau dans le vide. Comme le vide n’a pas suffisamment de consistance pour soutenir son imposante académie, Duchnock part en avant. Son menton pète sur le bord du ponton. Le dentier du Gros est expulsé et reste sur les lattes de bois, assez insolite dans sa solitude, je dois le reconnaître.
Béru, étourdi par le choc, part dans la sauce. Son bitos ravagé s’en va au fil de l’eau, tandis que la tête valeureuse qui le portait coule à pic. Je pose ma veste vite-fait-sur-le-gaz et je plonge à la recherche de l’empaillé de frais.