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Et tandis qu’il fixait les visages calmes des techniciens, Algan essayait de ne plus entendre ces appels lointains, torturés, distordus, lourdement vibrants, ces cris rauques, ces hurlements de matière en fusion, ces sifflements sinistres.

Des mots.

Il pouvait comprendre des mots. C’étaient des positions de navires, les nouvelles planètes situées à dix années de voyage, dans le temps de la Terre, des formules, des noms, des dates qui n’avaient plus de sens, des rapports secs et méticuleux, des appels au secours gémis hors de toute atteinte humaine, tout cela broyé, affaibli, dilué dans le temps.

Le Temps.

Le Temps, vif ici et lent là-bas, selon le mouvement de ces navires, de ces planètes. Le Temps variable et trompeur, destructeur d’information, transformant une voix chaude et humaine en un protoplasme sonore, presque informe, à peine audible sur le fond grésillant de la mélodie de l’univers, chant des étoiles explosant, grincement des particules projetées par une autre Galaxie et accomplissant leur éternel voyage au travers du vide, ébranlant des antennes une fois tous les millions d’années.

Le Temps.

Chaque planète, chaque astronef, chaque étoile, chaque fragment d’univers accomplit son périple à sa vitesse propre et possède son temps propre. Seule la transradio niait le temps en défiant l’espace. Elle permettait de transmettre des quantités infinitésimales d’énergie en passant par des dimensions complexes qui raccourcissaient les plus longs chemins de l’univers, mais qui n’auraient pas laissé passer les astronefs, ni même le plus petit grain de matière, sans les altérer profondément.

La transradio fonctionnait sur le même principe que les navires interstellaires, mais d’une façon infiniment plus fruste.

Les astronefs ne pouvaient aller plus vite que la lumière, mais il existait dans l’espace des chemins moins longs que ceux que décelaient les télescopes optiques. Ils plongeaient au sein même de l’univers selon des courbes plus courtes et réduisaient à une année un voyage qui eût pris un siècle. Mais il y avait une limite. Plus le chemin se trouvait raccourci et moins bonne était la qualité de la transmission. Plus la dimension choisie pour le transfert était complexe, et plus le navire était transformé, à son arrivée, parfois d’une façon qui impliquait son anéantissement. Aussi les savants avaient-ils défini des marges de sécurité. Les chemins qui restaient à parcourir dans l’espace pour sauter d’une étoile à l’autre, quoique raccourcis, demeuraient considérables. Mais la transradio n’avait pas à s’inquiéter de ces problèmes. Elle pouvait emprunter des directions de l’espace par lesquelles les distances se trouvaient réduites à presque rien. Il importait peu que le message fût transformé en cours de route, que l’information se trouvât altérée, érodée, pourvu que son contenu demeurât intelligible lors de sa réception.

Ainsi la transradio mettait-elle en contact des temps différents, des durées contradictoires, le temps de la Terre et celui des astronefs lancés à la vitesse de la lumière, et ceux des planètes tournoyant à des vitesses variables autour de leur soleil.

Et cela expliquait la déformation des voix. Une minute passée sur un navire qui approchait et qui décélérait déjà équivalait à trois minutes passées sur la Terre, et la voix devenait lente, grave, spectrale, étirée comme une pâte molle.

Seuls étaient compréhensibles les messages émis d’un point de l’univers se plaçant à une vitesse sensiblement comparable à celle de la Terre. Mais il arrivait que les différences fussent considérables, surtout dans le cas des astronefs rapides qui voyageaient presque à la vitesse de la lumière. Alors un mot était étiré pendant une heure, le mouvement des lèvres lointaines et presque inimaginables était ralenti à l’extrême. Un message déroulait sa trame d’information pendant une semaine, parfois pendant un mois. Il existait des codes destinés à éviter ces inconvénients. Le navire émetteur pouvait enregistrer son message et l’envoyer dans l’espace par la transradio à une vitesse accélérée. Et, si ces méthodes se révélaient encore insuffisantes lors de la réception sur la Terre, des machines écoutaient au long des heures les grognements des voix humaines et les transformaient au terme de leur longue écoute en voix normales, compréhensibles pour un humain.

Le Temps.

A chacun des pas qu’il faisait dans le port, Algan rencontrait la marque du Temps. Et il sentait confusément que l’homme commençait à coloniser le Temps, comme, lentement, il avait colonisé l’espace.

Et, tandis qu’il montait vers la coupole ouverte sur le ciel qui couronnait la tour, il se dit que dans moins d’un mois, il n’y aurait d’autre trace de lui sur la Terre que l’une de ces voix profondes et déformées émanant de son navire, abandonnée dans le sillage des antennes.

III

Sur les chemins du vide

Algan ferma les yeux et se détendit. Mais ses doigts se crispèrent sans qu’il y prît garde sur les accoudoirs de son fauteuil. C’était son premier voyage dans l’espace, et pourtant, sans transition, sans gagner ni même apercevoir la Lune, Mars, Vénus, Saturne ou Jupiter, il allait accomplir un grand bond dans l’espace. Un bond qui le mènerait jusqu’aux étoiles. Il parcourut des yeux la salle de départ. Elle ne comportait rien d’impressionnant, rien que des rangées de fauteuils dans lesquels étaient installés des pionniers, le visage un peu pâle et les traits tirés. Ils s’ignoraient mutuellement.

Algan tourna la tête et examina son voisin, un jeune homme carré d’épaules, aux cheveux roux et au teint normalement hâlé, mais qui, pour l’instant, était blême. Il marmonnait quelque chose. Peut-être était-ce une prière ?

Sur le grand écran, aussi clair qu’une glace, se dessinaient les formes massives de la haute tour. Une voix énuméra des suites de nombres et des lettres. C’était une voix calme, froide, vaguement ennuyée de ce travail fastidieux. Elle détachait professionnellement les syllabes avec une pointe de préciosité. C’étaient la dernière voix de la Terre qu’Algan entendrait avant longtemps.

Il s’étonna de ne pas y attacher plus d’importance. Puis il se rendit compte qu’il tremblait presque d’excitation contenue. C’était un départ, somme toute. Il avait toujours aimé les départs. Et celui-ci ne différait guère de ceux qu’il avait connus, à bord de glisseurs quittant les derniers ports de la Terre pour sillonner les océans.

Peut-être aimerait-il, somme toute, ces mondes qu’il allait découvrir.

Mais il savait qu’il n’aurait jamais à leur égard l’attitude des Galaxiens, ni même celle des gens de Bételgeuse. Celle des premiers était méprisante, hautaine. Un monde en valait un autre pour eux, et toutes les époques étaient comparables. Ils n’attachaient de prix qu’à l’espace de terre qu’ils occupaient, qu’au volume d’air qu’ils respiraient et qu’aux secondes qu’ils vivaient. Quant à l’attitude de Bételgeuse, c’était celle d’un propriétaire s’inquiétant de mettre minutieusement en valeur des terres lointaines qu’il ne visiterait jamais. Les uns et les autres niaient systématiquement l’immensité de l’espace. Il n’était, pour eux, qu’une série de problèmes destinés à être résolus un par un.

Une lampe rouge s’alluma au-dessus de l’écran. Puis les lignes de la haute tour se brouillèrent et s’obscurcirent. La lampe s’éteignit. Il n’y eut ni vibration, ni tremblement sourd et prolongé, ni rien de tout ce que Jerg Algan avait prévu, dans son ignorance, ni secousse, ni écrasement au fond d’un fauteuil soudainement durci, ni hurlement des tuyères, ni grincement du métal. Il n’y eut qu’une autre voix, énonçant sans hâte des chiffres et des mots, détachant soigneusement les syllabes et semblant se morfondre à ce travail monotone.