Rien. Ils étaient partis. Maintenant, sur l’écran, palpitaient les étoiles. Puis, lorsqu’ils eurent franchi les bornes extrêmes de l’atmosphère, elles se contentèrent de briller, immobiles, d’une lueur fixe qui semblait nier le scintillement qu’on leur prête de la surface de la Terre. Ils étaient partis.
Algan se leva de son fauteuil. Il s’avança précautionneusement dans le passage, une indicible inquiétude rivée au cœur parce que la gravité était d’un tiers plus faible que celle à laquelle il avait été habitué durant les trente-deux années de sa vie, sur Terre. Et il vivrait durant tout le voyage sous l’empire de cette gravité qui était celle de tous les navires sillonnant la Galaxie, tandis que l’angoisse s’estomperait dans sa poitrine.
Il alla jusqu’au grand écran. Il se retourna et fixa les pionniers, tandis que le navire sillonnait le vide, filait avec une vitesse toujours accrue hors du système solaire, hors de l’orbite de Pluton, vers leur but lointain, et il dit :
— Vers quelle étoile allons-nous ?
Ils le regardèrent, apparemment hébétés, sans répondre.
Algan s’assit et dévisagea les trois hommes qui se trouvaient avec lui dans la petite pièce aux murs froids et nickelés : Paine, un vieux marin de l’espace au visage pâle et pourtant buriné, Sarlan, le jeune homme aux cheveux roux qui avait été son voisin lors du décollage, et un homme petit et trapu au cou épais et aux petits yeux à fleur de peau, dont Algan ignorait le nom. Ils ne faisaient pas mauvaise figure. Ils tâchaient d’imiter consciencieusement les gestes de Paine et, pour commencer, ils s’efforçaient de détacher leurs yeux de l’écran qui montrait un ciel noir et nu peuplé de quelques rares étoiles.
— Vers quelle étoile allons-nous ? demanda Algan.
Paine se mit à rire.
— Déjà inquiet, Jerg ? Vous avez entendu trop d’histoires sur les monstres qui hantent les planètes lointaines. Dans un an ou deux vous vous plaindrez de ne pas en avoir assez rencontré.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça nous fasse ? dit Sarlan d’une voix ennuyée. Un monde ou un autre. Au point où nous en sommes…
Le petit homme trapu ne dit rien.
— Nous nous dirigeons vers le centre de la Galaxie, dit Paine. C’est là que les mondes sont le plus densément répartis dans l’espace. C’est là que nous avons le plus de chance d’en rencontrer un qui convienne aux hommes.
— Pourquoi ne boirions-nous pas quelque chose ? demanda Sarlan d’une voix mal assurée.
Paine ouvrit un placard et en tira une bouteille et des verres.
— A notre départ, dit Algan.
Ils burent en silence. Ils évitaient de se regarder. Leurs yeux se promenaient sur les surfaces brillantes et métalliques des parois. Un certain malaise se dessinait sur leurs visages.
Puis Paine sourit légèrement.
— Ne croyez pas, dit-il, que vous allez vivre tout ce temps dans cette cage.
Il effleura des touches. La lumière s’éteignit brusquement. L’un d’entre eux laissa choir son verre qui rebondit en résonnant sur le sol souple. Algan recula jusqu’à sentir contre son dos le contact rassurant et froid du mur. Ses mains se projetèrent en avant, prêtes à intercepter une attaque. Ses pupilles se dilatèrent cherchant à saisir la moindre touche de lumière. Mais il flottait dans le noir total, au sein d’un silence peuplé des respirations sifflantes de ses compagnons. D’anciens réflexes lui revinrent à l’esprit, d’anciennes craintes et d’anciennes façons de les dominer.
Puis la lumière revint. Elle naquit, faible et hésitante, dans la région froide du spectre. Elle grandit et s’assura, dessina les contours tremblants des ombres, puis des corps, elle caressa les dents et les boucles de métal des vêtements, elle polit l’éclat des yeux.
Ils perçurent le souffle d’une grande brise. Ils s’éveillaient dans une forêt immense. Des arbres séculaires au feuillage d’émeraude se balançaient au rythme du vent autour d’eux et au-dessus d’eux. Quelque part dans les buissons coulait une source invisible.
Algan se retourna. Ses mains palpèrent la surface invisible du mur. Ils étaient prisonniers d’une cage indiscernable et cette forêt s’étendait au-delà de l’imagination, illusoire et irréelle.
— Ainsi, ce que l’on raconte des navires est vrai, dit-il. Les navires sont des endroits magiques.
— Ne craignez rien, dit Paine. Il souriait largement. Il se baissa et chercha dans l’herbe le verre tombé. Mais ses doigts passèrent au travers des touffes et saisirent le gobelet.
— Ne craignez rien, répéta Paine. Ce n’est qu’un artifice. Vous n’avez pas été prévenus, de façon que l’effet de surprise soit plus grand, mais ce n’est qu’un artifice. Voyez ce que l’homme peut faire d’une cabine froide et nue. Vous avez sous la main la mer, la montagne, les fonds abyssaux ou les hautes couches de l’atmosphère.
Dans les premiers temps, les hommes envoyés à la conquête des étoiles devenaient fous à force d’ennui et de monotonie. Puis les psychologues imaginèrent ceci. L’illusion totale, parfaite. La transformation du monde en une série de décors, en un jeu. Vous pouvez plonger entre les étoiles ou vous avancer entre les tronçons de colonnes de palais morts depuis mille siècles sur d’autres mondes. Vous êtes un dieu tant que dure le long voyage. Mais vous vous habituerez. Vous ne considérerez plus ces fantômes d’arbres ou de vagues que comme un décor nécessaire pour échapper à la claustrophobie. L’homme est né sous des cieux ouverts, et, quoi qu’il fasse, l’immensité de ces étendues pèse plus durement sur lui qu’aucune cage de plomb. Il ne sait pas échapper durablement à ses cieux vides. Il les emporte partout avec lui.
« Illusion, pensait Algan tandis que ses mains effleuraient la froide surface des parois. Illusions pour un peuple d’yeux immobiles. » Il se souvenait des antiques forêts de la Terre et des longues chasses, de la lente fatigue s’emparant des muscles bloqués dans l’attente du gibier, des courses éperdues, et du contact glacé de l’eau des torrents sur sa peau frissonnante.
Ils s’assirent sur un banc de pierre moussue. Leurs doigts tenaient de vieux hanaps d’étain. Ils se trouvaient dans un rêve, acteurs de leur propre rêve étiré à la longueur du voyage, étiré sur de longs mois, tandis que le navire franchissait l’espace en quête de planète neuves.
— Vers quel monde allons-nous ? demanda Algan pour la troisième fois.
— Le jeune étalon trépigne déjà d’impatience, dit Paine en riant. Eh bien, je vous ai déjà dit que nous nous dirigions vers le centre de la Galaxie. Mais nous ferons d’abord escale sur Ulcinor, l’une des planètes puritaines. Si l’un de vous désire y demeurer, je pense qu’il le pourra. Mais il est rare que quelqu’un se décide à le faire, après quelques jours passés sur ces mondes que l’Enfer emporte. Vous verrez pourquoi.
— Et ensuite ? demanda Algan.
— Ne soyez pas si pressé. Les mondes sur lesquels nous irons ne portent pas encore de noms, rien que des chiffres. Je ne les connais pas moi-même. Peut-être leur donnera-t-on votre nom, Algan, si vous avez la chance d’être tué au cours de l’exploration. Algan, cela ne sonnerait pas si mal. Mais nous avons tout le temps de nous fatiguer. Pour l’instant nous n’avons rien d’autre à faire qu’à raconter de vieilles histoires ou à lire et à fumer nos pipes en attendant que le temps passe. Lorsque vous aurez parcouru quelques mondes inhospitaliers, vous souhaiterez que chaque minute comme celle-ci dure un peu plus longtemps.