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Algan se leva et fit le tour de la pièce. Le sable crissait distinctement sous ses bottes. Près de l’entrée, la forêt disparaissait et il pouvait apercevoir la porte, mais s’il se déplaçait de quelques pas, il ne distinguait plus que la continuité sauvage de la forêt.

Il s’allongea dans l’herbe, ferma les yeux et sentit sur sa peau la caresse chaude d’un soleil illusoire, mais ses mains glissaient sur la surface lisse du sol.

— Pourquoi, demanda-t-il rêveusement, pourquoi conquerrons-nous ces mondes impossibles ?

Il lui sembla que les mots se diluaient dans le silence. Les autres l’écoutaient et demeuraient silencieux. Il poursuivit.

— Nous sommes sacrifiés à bien des titres. A quoi sert notre sacrifice ? N’y a-t-il pas assez de place sur les mondes déjà conquis pour tous les hommes à venir pendant de longs siècles ?

Il y avait dans le silence des autres une qualité qui ne lui plut pas, une ombre de méfiance, une faible odeur de crainte. C’était une question qu’on ne devait pas poser. Il en avait eu conscience et sa voix avait appuyé un peu brutalement sur les derniers mots qu’il avait prononcés.

— Bételgeuse décide, dit enfin Paine. Mais il ne faut pas parler comme ça, fiston. Ce n’est pas bien.

— Je veux savoir, dit Algan, simplement savoir. Je veux être sûr que ce que je fais sert à quelqu’un ou à quelque chose.

— Qu’est-ce que cela peut te faire, fiston ? On te demande de le faire, fais-le ! Est-ce que quelque chose dans la vie sert jamais à quelque chose ? Ne te pose pas tant de questions. C’est une mauvaise habitude des vieilles planètes.

Paine regardait Algan sans impatience, ses yeux clairs semblaient vides, à peine amicaux. N’y avait-il rien derrière ces yeux que cette absence d’inquiétude, se demanda Algan, que cette tranquillité déserte, cette lente usure des années et des étoiles ? Il chercha les yeux de Sarlan. Le jeune homme paraissait effrayé, quoiqu’on pût lire dans son regard une nuance d’admiration pour Algan.

Algan étendit ses jambes sur la mousse.

— Peu importe après tout, dit-il d’une voix calme. Il songeait à Bételgeuse, à cette formidable et presque indécelable puissance, à ce gouvernement obstiné et discret qui tissait selon ses propres voies le destin des étoiles et du temps.

* * *

Lors de chaque nouvelle tentative de leur part pour démêler la trame de l’espace, les hommes n’ont fait que mettre en lumière sa complexité probablement infinie. Partis d’espaces abstraits et simples, ils s’acheminèrent au cours des âges vers des conceptions géométriques de plus en plus difficiles à élaborer. L’un des concepts sur lesquels repose la notion d’espace est celui de ligne géodésique, c’est-à-dire de ligne conduisant, dans un espace donné, d’un point à un autre selon le plus court chemin. Mais l’espace réel est une entité multiple qui suppose un grand nombre, sinon une infinité de géodésiques. Ainsi, comme le mit en lumière avant même le début de la conquête, le légendaire Berger, il peut exister pour relier deux endroits de l’espace, plusieurs chemins qui à leur façon sont les plus courts, en ce sens qu’ils ne laissent passer chacun qu’une quantité définie d’information. On peut dire pour simplifier les choses, encore que cela ne corresponde pas à la réalité physique, que certains d’entre eux sont plus brefs que les autres, mais que ce raccourcissement du chemin à parcourir est contrebalancé par une plus grande altération du solide ou du message qui parcourt ce chemin. Certaines géodésiques, quoique a priori séduisantes, sont donc inutilisables pour les navires, parce qu’à l’issue du voyage les navires se trouveraient transformés d’une façon mortelle pour leurs hôtes.

Les premiers navires suivirent purement et simplement les chemins de la lumière à une vitesse très sensiblement inférieure à celle des rayons lumineux. Les voyages étaient alors presque interminables et la distorsion temporelle était énorme, mais le cœfficient d’altération étant presque nul, les accidents étaient rares.

Puis les progrès furent rapides. D’une part la vitesse des navires augmenta jusqu’à atteindre presque celle de la lumière, et cela ne fit qu’accroître la distorsion temporelle ; d’autre part, en contrepartie, une théorie générale des géodésiques fut dressée, en même temps qu’étaient mis sur pied les instruments mathématiques nécessaires au calcul de probabilité permettant d’approximer l’altération des solides et des messages empruntant ces chemins nouveaux.

Les nouveaux navires ne tardèrent pas à employer les directions extralumineuses. Les ultimes perfectionnements des accéléromètres permirent corrélativement d’abandonner l’ancienne manière de faire le point d’après les sources stellaires d’ondes électromagnétiques. Un navire put enfin déterminer sa position absolue d’après ses coordonnées antérieures, sa vitesse et ses changements de direction, avec une précision satisfaisante. Un certain nombre d’accidents inévitables étaient statistiquement prévisibles, mais la marge en était acceptable. Au demeurant, elle était négligeable en regard des autres périls qui menaçaient les navires. La plupart de ces dangers venaient des hommes eux-mêmes. La nostalgie, l’ennui, multipliés par l’effroi et par la solitude, engendraient une nervosité qui rendait la promiscuité insupportable. Les psychologues déterminèrent les conditions d’environnement souhaitables. Les ingénieurs s’efforcèrent de les contenter. Au total, la solution fut rapidement entrevue et plus rapidement encore obtenue. Une telle époque de fiévreuses découvertes et de grands projets avait besoin de génies. Elle les trouva, les entraîna et les utilisa. Certains, pressés par le temps, ne reculèrent pas devant l’emploi de drogues qui décuplaient leur intelligence, mais la détruisaient aussi au bout d’un laps de temps inexorablement court. Mais c’était un temps de grandeur et de passion.

Puis la grande toile unissant les étoiles se tissa au fil des années. Des vaisseaux entiers de pionniers quittèrent les vieilles planètes et essaimèrent sur les mondes neufs. De nouveaux centres se créèrent. La population humaine crût en quelques siècles dans des proportions gigantesques, mais le total du nombre des humains restait encore dérisoirement faible eu égard au nombre des mondes habitables. De nouveaux mythes se créèrent en relation avec cet espace immense, incontrôlable et apparemment impossible à peupler. De nouvelles religions naquirent à côté des anciennes. Les historiens et les sociologues se plurent à insister sur l’absence de tout conflit grave. A la vérité, la guerre se menait contre un autre adversaire que l’homme lui-même, l’espace.

Des utopies se réalisèrent. D’autres échouèrent. C’était un temps de mondes multiples et changeants. C’est alors que s’édifièrent les premières assises des mondes puritains. C’est alors également que le pouvoir de Bételgeuse, sur le plan d’abord économique, puis uniquement politique, à mesure que les frontières reculaient démesurément devant l’expansion humaine, devint déterminant, et bientôt indiscuté.

Certains desseins se réalisaient. D’aucuns attribuaient cette évolution à un mouvement naturel et général de l’humanité, d’autres à des forces abandonnées au hasard et donnant un résultat statistiquement prévisible, quelques-uns enfin, aux menées d’un ou de plusieurs êtres cachés.

Ces derniers, quoiqu’ils l’ignorassent ou l’admissent dans un sens tout à fait différent, n’étaient pas loin d’avoir raison.

* * *

Jerg Algan ouvrit les yeux. Une brise fraîche passa sur son visage. Il faisait encore nuit. Les étoiles brillaient dans le ciel et deux lunes rousses tournaient lentement l’une autour de l’autre. Des animaux criaient doucement dans le lointain. C’était une longue plainte, harmonieuse et, en une obscure façon, rassurante.