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Jerg Algan se redressa sur un bras. La forêt était calme. La mousse semblait déjà humide quoique la rosée du matin ne fût pas encore venue.

Il n’y avait personne autour de lui, pas la moindre trace d’équipement ni de tentes, ni d’hommes. Il chercha machinalement son arme autour de lui. Il ne trouva rien. Son radiant de chasse n’était même pas à sa ceinture.

— Où est le safari ? grommela-t-il.

Il se souvenait à peine de ce qui lui était arrivé. Ils avaient erré toute la journée précédente dans ces ruines que l’homme de Bételgeuse désirait tant visiter. Ils avaient poussé une pointe dans le secteur interdit pour chasser quelques animaux mutants, résidus de la dernière grande guerre terrienne. Ils s’étaient finalement établis dans une clairière, à quelque distance du camp des indigènes, dont l’odeur était insoutenable, même pour Algan.

Algan entendit de nouveau le hurlement lointain. Il n’avait jamais entendu d’animal crier de la sorte. Quelque chose était faux dans cette forêt. La lumière ne collait pas. Y avait-il vraiment deux lunes se poursuivant sur la Terre. Ou était-ce ailleurs ? Des souvenirs épars et divers se confondaient.

Il se leva de sa couchette et fit quelques pas. Il aperçut un homme sur une autre couchette et se pencha vers lui. Il ne le reconnut pas. Il n’avait jamais vu de visage semblable dans sa vie, une face burinée et pâle, si pâle qu’on l’eût crue faite de la lumière de la lune.

La lune. Il se souvint. Il n’y avait qu’une lune sur la Terre. Il ne se trouvait pas sur la Terre.

Il était en plein espace.

Il secoua le dormeur. Sa mémoire lui jetait des noms, des souvenirs au visage.

— Où est le safari ? cria-t-il sans y croire, à l’homme inconnu qu’il secouait.

Puis il s’assit sur le bord de la couchette et se prit la tête entre les mains.

— Non, dit-il, non.

Quelque chose comme de la pâte monta en lui, se mit à mousser sur la face interne de ses yeux. C’était de la colère, et, il le savait, quelque chose de plus que de la colère.

— Allons, fiston, ne vous en faites pas tant, dit Paine d’une voix embrumée de sommeil. Il y a seulement deux mois que nous sommes partis et nous arriverons bientôt sur Ulcinor.

— J’étais… j’étais ailleurs, dit Algan. Je croyais que je n’étais pas parti. Je me trouvais dans les hautes forêts de la Terre.

— Je sais, dit Paine. J’en ai vu d’autres, comme vous. Moi-même, j’ai longtemps regretté ma ville. C’était une haute et fière cité sur une colline d’albâtre, en un monde que vous ne verrez jamais, et où je ne retournerai pas non plus, sis de l’autre côté de la Galaxie humaine.

» J’y avais vécu libre, d’une façon que nul ici ne comprend plus. Peu importe. Les mondes passent, mais les hommes vont et viennent, dit le proverbe, vous le savez. Venez, nous allons réveiller Nogaro et descendre manger quelque chose.

Nogaro était un homme brun, mince et taciturne, au visage effilé et aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. Ses doigts étaient surprenants par leur longueur. Ses mouvements révélaient plus d’adresse et de rapidité que de force. Mais sur la Terre ou sur n’importe laquelle des vieilles planètes, dans les vieilles villes où la police psychologique n’est pas toute-puissante, il eût pu aisément passer pour un homme dangereux.

Nogaro partageait l’unité d’habitation de Paine et d’Algan. Il ne demandait rien et ne disait rien. Il acquiesçait silencieusement et semblait avoir de l’espace une connaissance au moins aussi grande que celle de Paine, quoiqu’il semblât beaucoup plus jeune.

Les techniciens du navire stellaire semblaient éprouver à son égard une sorte de crainte superstitieuse et Algan savait que Nogaro avait accès à certaines parties du navire normalement interdites aux pionniers.

Tandis qu’ils mangeaient leurs rations au réfectoire, Algan essaya de faire parler Paine sur Ulcinor, en surveillant les réactions de Nogaro. Jusque-là, Paine n’avait guère laissé échapper que des sous-entendus à propos des planètes puritaines.

— Vous verrez quand vous y serez, répondit Paine une fois de plus. Tout ce que je peux vous dire est qu’ils ont une bien triste ville, et qu’ils portent là-bas de curieux masques. On vous en délivrera un lorsque vous quitterez le navire. Mais ce sont de bons marchands.

— J’aimerais vous poser une question, Paine, dit Algan. Est-ce que personne n’a jamais échappé à l’emprise de la Psycho ? Est-ce que personne ne s’est jamais sauvé pour regagner sa planète d’origine ?

— Pour quoi faire ? demanda Paine. Seuls les hommes des vieilles villes seraient capables d’avoir une idée pareille. La vie dans l’espace a ses hauts et ses bas. Mais celle que l’on mène sur une planète n’est pas toujours rose non plus. Bételgeuse sait mieux que vous ce qui vous convient, n’est-ce pas ?

— En êtes-vous si sûr ? dit Nogaro.

— Pardon ? demanda Paine, interdit.

— Je vous demandais, dit Nogaro, si vous étiez si sûr que Bételgeuse sache mieux que vous ce qui vous convient ?

La voix de Nogaro était grave et étouffée, lointaine comme si elle avait franchi de nombreux murs, portée par quelque étrange écho, le long de fissures invisibles.

Algan se pencha en avant et cessa de mâcher pour mieux entendre la réponse de Paine.

— Je ne sais pas, dit Paine, lentement. Je suis un marin, c’est tout. Je navigue dans l’espace et je vieillis. Là-bas à Bételgeuse, ils décident des choses. Je ne sais pas si elles sont bonnes ou non pour moi. Quand on me demande d’aller sur une planète neuve et de la défricher, j’y vais. Je ne sais pas qui la peuplera, ni ce qui y poussera, mais je le fais, parce que je l’ai toujours fait, je suppose, et mon père avant moi. Nous ne sommes pas de ces gens qui possèdent de la terre ici ou là et qui sont attachés à leur planète. Nous sommes des hommes libres et nous sautons d’un monde à l’autre.

— C’est bon, dit Nogaro. Il souriait et ses lèvres minces découvraient un peu ses longues dents. Et vous, Algan, que pensez-vous de la question ? Que pensez-vous de la politique de Bételgeuse ?

Algan posa ses mains à plat sur la table et respira profondément.

— Je déteste Bételgeuse, dit-il calmement mais assez fort pour qu’on pût l’entendre des tables voisines. Je déteste tout ce qui vient de Bételgeuse et je n’ai aucune confiance dans la politique de Bételgeuse.

Des têtes se tournèrent vers lui. Le silence s’établit.

— Et peut-on savoir pourquoi ? demanda Nogaro.

— Je suis un homme du vieux Dark, dit Algan, et je ne le cache pas. Je suis un homme des vieilles villes et je ne demandais rien, sinon qu’on me laissât en paix. A quoi bon conquérir de nouvelles terres, puisque nous ne pouvons même pas occuper celles qui furent défrichées par nos ancêtres !

Les tables autour de la leur suivaient franchement la conversation. Les uns regardaient Algan avec effroi et dégoût, les autres, les moins nombreux, avec une nuance d’admiration dans les yeux.

— C’est une longue histoire, dit Nogaro. Je vous la conterai peut-être un jour, mais ni maintenant ni en ce lieu. Nous devons être puissants, Algan, très puissants si nous voulons conserver notre empire. Maintenant, je suis moi-même un homme des vieilles villes, Algan. Je sais ce que la plupart des gens éprouvent à votre égard. Voulez-vous que nous fassions alliance. Nous sommes l’un et l’autre quelque peu étranger à ce monde, quoique d’une façon bien différente. Peut-être nos étrangetés seront-elles complémentaires ?

— Soit, dit Jerg Algan, et il eut le souvenir furtif d’autres amitiés, sur un monde maintenant lointain, qui s’étaient scellées dans les bouges du vieux Dark, ou sur les territoires de chasse de la terre libre.