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Nogaro, pensa bientôt Algan, était un esprit stupéfiant. Il connaissait à merveille l’histoire de la Galaxie humaine et une foule d’anecdotes se rapportant à chacun des mondes qui la composaient. Il semblait qu’il eût parcouru l’espace en tous sens depuis des temps immémoriaux. Au contraire de Paine qui rabâchait sans cesse les mêmes histoires, Nogaro glissait sans peine d’un sujet à l’autre. Son expérience était incroyable. Sa seule passion semblait être l’espace et la découverte. Mais il parlait des mondes comme s’il se fût agi de molécules infimes glissant dans un espace restreint. Il était fou, se dit Algan, fou à force d’avoir contemplé quelque chose de trop vaste pour l’homme ; mais sa folie était à la fois grandiose et contagieuse. Le problème qui semblait hanter Nogaro était celui des races non humaines. Au cours de ses pérégrinations, il n’avait rencontré, disait-il, que des races différant assez peu de l’espèce humaine et n’ayant atteint que des niveaux technologiques primitifs. Certains caractères pourtant étaient étrangement communs. Si étrangement communs qu’il s’était mis en tête de découvrir une race qui fût pleinement non humaine, pleinement différente. Des légendes de marins lui avaient donné à croire, prétendait-il, qu’une telle race existait. Il pressait de questions qui que ce fût, à bord du navire, qui eût navigué quelque peu en dehors des routes habituelles.

Nogaro apprit à Algan que la Galaxie humaine ne formait pas un bloc monolithique et que l’autorité de Bételgeuse n’était pas indiscutée. Des rivalités existaient que la distance aggravait. Mais Bételgeuse avait le temps pour elle. Les révoltés disparaissaient, tandis que l’étoile pourpre continuait de luire dans le ciel. Bételgeuse avait le temps pour elle et aussi la connaissance.

Car elle était, affirmait Nogaro, comme une araignée tapie au centre de sa toile, épiant ces gouttelettes de lumière qu’étaient pour elle les étoiles, surveillant un tremblement ici, un frissonnement là, et attendant, sûre de sa pérennité, de sa force, n’insistant jamais mais attendant, suscitant des pièges sous les pas du rebelle. Et c’était, disait Nogaro, se faisant l’interprète de bruits qui couraient dans toute la Galaxie humaine, une araignée infaillible parce que mécanique, dénuée d’âme, immortelle. C’étaient d’immenses Machines qui, de leurs repaires de béton, environnées de servants humains, écrivaient l’histoire des planètes selon une logique implacable. Et les hommes acceptaient leur pouvoir parce que c’étaient des Machines, froides, sans passions, en dehors de l’atteinte des ambitions humaines et au-delà de l’imagination humaine dans leurs desseins tumultueux. Les hommes les acceptaient comme ils acceptaient les fleuves et les montagnes et l’espace lui-même, et mieux même, parce que des êtres de leur propre race les avaient construites, en des temps anciens qui étaient en train de devenir mythiques.

Peut-être étaient-ce des mensonges, pensa Algan, peut-être Bételgeuse n’était-elle qu’un gigantesque mensonge, peut-être ces machines n’avaient-elle existé que dans l’imagination d’une dynastie assez puissante pour assurer son règne pendant des siècles, protégée par d’immenses murailles d’espace, à l’abri d’insondables fossés de temps.

Et quelle était la place de Nogaro dans cette toile ? se demandait Algan, et quelle était la place d’Algan ? Et celle de tous ces hommes qui vivaient, conquéraient, défrichaient et mouraient sans savoir au juste quelle fonction ils remplissaient en sautant d’une case à l’autre de cet échiquier cosmique ?

Quelle était la place de Paine et de sa naïveté, de Nogaro et de son cynisme, de ses yeux froids et rusés, de son mutisme calculateur, ou de son verbe aiguisé ? Quelle était la place de Jerg Algan, l’homme des vieilles planètes et des vieilles villes, des mondes libres et anarchiques, tournés vers le passé plutôt que vers l’avenir, ressassant dans une ancienne poussière des gloires passées plutôt que des victoires à venir ?

Avaient-ils même une place ? N’étaient-ils pas de trop ? N’étaient-ils pas rien, de simples cendres dans un grand brasier humain dévorant l’espace ? Algan passa les derniers jours du voyage avant l’escale d’Ulcinor dans la bibliothèque du bord, mais ni les films, ni les bandes, ni les livres ne lui apprirent rien. Peut-être le monde était-il simple, et Algan le détestait comme tel. Ou peut-être possédait-il une face cachée, une réalité secrète, qu’il fallait découvrir et qui était la réalité ou un fragment de la réalité, et Algan le haïssait parce qu’il écrasait les vies des hommes à l’aide de fables.

Nul, peut-être, d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine ne connaissait plus la vérité. Nul ne l’avait peut-être jamais connue. Mais la méfiance d’Algan, alors qu’il étudiait les films et les livres et qu’il écoutait les bandes, était celle du chasseur qui décèle une trace inconnue et qui piste un gibier peut-être dérisoire, peut-être dangereux. Et il ne trouvait rien tandis qu’il progressait, mais il savait que l’animal, et l’homme, sont habiles à éviter le moindre frémissement des branchages, le moindre tremblement de l’air, le plus faible indice.

Peut-être enfin Nogaro avait-il raison ? Peut-être le salut viendrait-il d’une autre race, d’une race non humaine, différente, qui pût apporter le poids décisif de son expérience ? Ou peut-être la destruction viendrait-elle de cette autre race ? Mais le salut et la destruction de cette civilisation étaient intimement mêlés dans l’esprit d’Algan.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient d’Ulcinor, Algan sentait croître son intérêt pour les planètes puritaines. Il savait peu de chose sur elles, juste des légendes et des ragots recueillis dans les bouges de la vieille ville de Dark, de sombres histoires et une noire réputation, mais nul fait précis. Les événements s’émoussent lorsqu’ils franchissent des abîmes d’espace et d’années. Les traditions se transmettent mal lorsque chacun est isolé dans le temps. Et les marins répugnent à parler d’histoires qu’ils estiment enterrées. Il arrive que les pionniers soient plus loquaces, mais ils savent en général peu de chose. Bételgeuse préfère sans doute qu’il en soit ainsi. Bételgeuse entend être le principal et, dans la mesure du possible, le seul lien, qui unisse les divers mondes.

Trois cents années du temps local plus tôt, lorsque les pionniers s’étaient posés sur les planètes qui allaient devenir les mondes puritains, ils y avaient rencontré une nature hostile et dure. Leurs caractères s’étaient modelés en conséquence. De surcroît, ils étaient les premiers produits authentiques de la civilisation galactique. Avant eux la conquête avait été entreprise par des hommes de la Terre, encore imbus de leurs anciens usages, de la fidélité à leur monde. Mais les pionniers de ces mondes neufs étaient des hommes mûrs qui avaient passé presque toute leur vie à bord des navires encore lents qui sillonnaient à cette époque les marches déjà explorées de la Galaxie. Ils étaient familiarisés avec les distorsions temporelles, ils ne concevaient même pas un monde qui les ignorât, qui connût un temps stable. Sur la Terre, ils se sentaient des étrangers, ils avaient été contemporains de gens morts depuis un siècle, quelquefois deux. Ils cherchaient un monde neuf sur lequel le temps eût une valeur neuve, sur lequel les vies des hommes fussent moins dépendantes de celles de leurs contemporains, mais davantage de celles des hommes à venir. Ils en découvrirent dix, tournant autour d’étoiles voisines. Ils y imprimèrent fortement leur marque, assez fortement pour qu’elle pût subsister pendant des siècles.

Puis d’autres sociétés se créèrent, ailleurs, dans l’espace. La réaction qui avait été à l’origine de la création des mondes puritains devint inutile, dépourvue de sens, car la mentalité propre aux Terriens avait presque disparu avec les années. Mais les mondes puritains, bastions d’une tradition, la seule qui existât sans doute dans la Galaxie humaine à côté de celle de Bételgeuse, subsistèrent, avec leur organisation et leur morale rigides, leur religion et leurs usages étranges et fermés aux étrangers. Les ports construits par Bételgeuse s’installèrent sur les mondes puritains comme sur toutes les planètes habitées, mais, comme sur les vieilles planètes, ils furent plutôt tolérés qu’admis. Nés de l’espace et de ses conséquences sur l’homme, les mondes puritains se méfièrent bientôt de ce qu’il pouvait apporter de neuf et d’inquiétant.