La méfiance est peut-être une forme restreinte de la sagesse. En tout cas, les courants de l’espace portèrent jusqu’aux rivages des mondes puritains Jerg Algan, dont l’esprit était plein d’amertume.
IV
Les planètes puritaines
Le nom de la planète brillait en lettres de feu sur les hautes portes de bronze du port stellaire : Ulcinor. C’était un nom de l’ancien temps, léger, chantant, et lourd d’une atmosphère de mythe, de souvenirs brumeux et inquiétants, un nom sonnant haut et clair, environné de chuchotements troubles.
Algan franchit le seuil et, lorsqu’il eut passé les lourds battants des hautes portes de bronze, les faubourgs extérieurs de la ville lui apparurent ; il ne vit tout d’abord que des toits entre lesquels serpentaient, comme de minces rigoles, des rues étroites. Puis il distingua, dans le lointain, les ombres colossales de la ville neuve. Il était libre pour de longs jours, libre d’aller et de venir sur la planète, mais non de la quitter. Il savait que le gouvernement de Bételgeuse se souciait peu de perdre une recrue fraîchement engagée ; il savait aussi qu’il préférerait sans nul doute la vie des navires stellaires à celle que l’on menait sur Ulcinor, pour peu que le dixième des légendes qui couraient sur le compte des noirs mondes puritains fût exact.
Avant d’entrer dans la ville, il glissa ses mains dans de longs gants noirs, et recouvrit son visage d’un masque sombre. Le masque dérobait aux regards toutes les ouvertures de la tête, il voilait le nez et les oreilles sous de légers filtres qui n’empêchaient ni l’air, ni les sons, ni les odeurs de passer, il couvrait soigneusement la bouche et ne laissait apparaître que les yeux et le front.
On avait recommandé à Algan de ne jamais omettre de porter le masque. Sortir le visage nu équivalait pour les puritains d’Ulcinor à une grossière insulte, ou plutôt à un attentat délibéré à la pudeur ; les peines qui frappaient le délinquant étaient lourdes, fût-il protégé en tant que pionnier par la toute-puissante administration de Bételgeuse.
Algan déambula dans de vieilles rues que ne hantait plus aucun véhicule, et derrière ces murs immuablement blancs, mais parfois fissurés, craquelés par la chaleur et le froid d’innombrables saisons, il ne percevait que le mouvement d’une vie larvaire. Il aimait cela. Il retrouvait là quelque chose de la Terre ; quoique les mondes puritains comptassent parmi les plus violemment opposés à la façon de vivre de la Terre, il lui plaisait de découvrir ici une histoire et une décadence qui fussent comparables à celles du vieux Dark.
Il se rappela ce que lui avait dit Nogaro, avant qu’il quittât la nef : « Les mondes puritains ont peur de vieillir et leur peur est si grande qu’elle les a chargés en un instant du poids des ans. » Et c’était vrai, il le comprenait maintenant, admirant une fois de plus l’esprit étrange de Nogaro : les puritains avaient voulu créer une civilisation éternelle, et ils l’avaient rigidement conçue, et dès sa naissance elle portait le poids de cette malédiction, elle était condamnée à la sclérose.
Mais peu à peu, tandis qu’il avançait, les rues s’animèrent. A l’origine, les puritains étaient des marchands, et ils ne l’avaient jamais oublié ; ils avaient été des pionniers prompts à s’emparer de ce qui leur plaisait sur les mondes nouveaux, quitte à le revendre sur les planètes riches. Aussi leurs différents ports rassemblaient-ils tous les biens qui font l’objet d’un commerce dans la Galaxie humaine.
Algan croisa bientôt des hommes qui n’étaient plus des ombres furtives, mais d’importants personnages vêtus de velours sombre, noir ou bleuté selon leurs fonctions et leur rang, et dont les masques s’enrichissaient de pierreries étincelantes. Et les boutiques proposaient, dans un cadre toujours sévère, les biens de mondes innombrables, bois polis et antiques d’Atlan, fourrures légères et soyeuses d’Aldragor, ou encore les produits des artisanats indigènes, des châles aux couleurs étincelantes, des blocs de verre dans lesquels se déroulaient des vues multidimensionnelles et kaléidoscopiques, des plaques de bronze gravées de signes incompréhensibles, des cristaux aux formes et aux couleurs étranges, des abeilles de verre, des insectes géants dont la fidélité et les pinces étaient également puissantes.
Il n’y avait pas de limites aux richesses de la Galaxie humaine, et ce qu’elle produisait de mieux, était rassemblé ici, sur Ulcinor.
Mais Jerg Algan se sentait seul, tandis qu’il feuilletait les vieux livres dont les signes demeuraient pour lui muets, ou tandis qu’il palpait la douceur d’une étoffe. Il éprouvait une solitude qu’il n’avait que rarement connue sur la Terre. Pour la première fois de sa vie, il se sentait perdu au sein d’un monde neuf et déroutant, sans ami, sans même un guide qui pût frayer sa piste et le protéger. Et sans liberté.
Il rejeta l’étoffe sur l’éventaire, au grand dépit du marchand, dont les yeux luisaient de cupidité derrière le masque. La cupidité était une vertu sur cette planète où la plupart des sentiments humains étaient pourtant catalogués parmi les vices, et les habitants d’Ulcinor cultivaient sans répit cette rare qualité.
Algan remarqua sous un amas d’étoffes, de toiles peintes et de livres brodés, un échiquier ancien. Il balaya de la main les tissus légers et l’examina. Les soixante-quatre cases semblaient avoir été taillées dans deux essences de bois, l’une aussi bleue que la nuit, et l’autre aussi rose qu’une peau délicate ; et sous ce rapport l’échiquier était parfaitement normal. Mais chacune des cases était ornée d’une fine gravure. Et ces dessins retinrent l’œil curieux d’Algan.
Ils étaient remarquables par la minutie du détail, et par leur gratuité. Il était presque inconcevable qu’ils eussent été imaginés par un esprit humain. Ils n’étaient pas en effet assez visibles pour que leur but fût d’être décoratifs, et, de toute évidence, ils ne présentaient pas le moindre rapport avec le jeu d’échecs.
Pourtant, ils éveillèrent de vagues souvenirs dans la mémoire de Jerg Algan, et cela acheva de l’intriguer. Il avait entendu parler de tels signes, sur la Terre, à propos d’une science très ancienne, ou plus exactement d’une religion… non, il se souvenait à présent, à propos d’une superstition qui avait nom l’astrologie. Certains des signes gravés sur l’échiquier ressemblaient à certains symboles qui avaient servi à désigner certaines parties du ciel, certains groupes d’étoiles, du temps où les hommes croyaient que leurs destins se trouvaient inscrits dans le firmament.
Mais les autres ne ressemblaient à rien de ce qu’aurait pu imaginer un esprit humain. C’étaient soit des entrelacs de figures géométriques, soit des dessins représentant des êtres fantastiques, mais étrangers aux légendes humaines. Et cela n’avait apparemment aucune liaison avec le jeu d’échecs. Cela ressemblait plutôt à l’un de ces carrés mystiques que les peintres ou les graveurs de l’Antiquité s’étaient plu parfois à composer.