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Algan posa sa main sur l’échiquier et le caressa légèrement du bout des doigts. Il se pouvait qu’il ne fût pas fait de bois, car la matière dans laquelle il avait été taillé présentait un grain plus fin que celui du bois aux fibres les plus serrées. Mais ce n’était pas non plus une ordinaire matière synthétique, car à considérer la façon dont la lumière jouait sur les carrés pâles et sombres, la structure chimique devait en être éminemment complexe.

La petite taille de l’échiquier surprit Algan. Ses deux mains recouvraient presque totalement la surface quadrillée.

Puis sa curiosité s’émoussa. Il se dit qu’il devait s’agir d’un jeu ayant appartenu à un navigateur, qui avait échoué là, au hasard de l’espace ou du jeu des transactions ou des vols. Cependant, il fit signe au marchand qui s’approcha avec empressement. Il ne possédait rien de ce qui se trouvait dans sa boutique, car les habitants d’Ulcinor considéraient comme immoral que l’on pût vendre quelque chose qui vous appartînt, mais ils n’en tenaient pas moins la cupidité pour l’un de leurs premiers et principaux devoirs.

— D’où tenez-vous cette pièce ? demanda Algan d’un ton dégagé.

— C’est un échiquier très ancien, dit le marchand. Ses petits yeux jaunes brillaient. – Très ancien. Peut-être mille ans. Peut-être dix mille ans, peut-être plus. Une affaire très intéressante. Etes-vous collectionneur ?

— Comment cela pourrait-il avoir dix mille ans ? dit Algan, la conquête de l’espace n’est pas si vieille. Comment pourriez-vous savoir que cet échiquier est si ancien ? Vous essayez de me voler, n’est-ce pas ?

Mais il éprouvait quelque difficulté à le croire. Il savait que la probité des marchands puritains était exemplaire ; jamais ils ne vantaient une qualité inexistante de leurs produits. Il arrivait seulement qu’ils oubliassent de mentionner certains défauts de ce qu’ils vendaient.

— C’est plus ancien que nous tous, dit le marchand. Il lissa son masque sur son visage. C’est plus ancien que cette ville. Croyez-moi. C’est une affaire intéressante. Personne ne sait de quand ça date. Cela vaut peut-être une fortune. Mais je suis obligé de m’en séparer. Les affaires vont si mal.

— Vraiment, dit Algan, souriant. Combien en demandez-vous ?

— Ne parlons pas de prix, monsieur. Du moins pas pour l’instant. Nous sommes l’un et l’autre amateurs de belles choses anciennes, n’est-ce pas ? Regardez cet échiquier. Pouvez-vous me dire de quoi il est fait ? Il y a d’anciennes légendes…

— Dites-moi plutôt où se trouvent les pièces, et vous me raconterez ensuite vos anciennes légendes.

Le marchand lui jeta un coup d’œil soupçonneux.

— Les pièces ? dit-il. Il n’y a pas de pièces. Pas avec cette sorte d’échiquiers. Je croyais que vous étiez connaisseur. Avez-vous seulement remarqué les dessins qui couvrent le damier ?

— Comment joue-t-on, alors ?

— Personne ne le sait. Je vous ai dit que cet échiquier était fort ancien, sans âge. Personne ne sait plus jouer avec ces échiquiers-là, monsieur. Ils existaient avant que l’homme sût déplacer des pions sur les soixante-quatre cases.

— D’où vient celui-ci ?

— Je n’en sais rien, monsieur. Je crois qu’un marin me l’a apporté un jour pour le vendre. Il venait des mondes qui bordent la Galaxie humaine. Je ne sais pas au juste où il a trouvé cet échiquier. Il ne me l’a pas dit, monsieur. Mais je sais que ces échiquiers sont très anciens. Pas très rares, monsieur, nous en avons vu beaucoup sur Ulcinor. Pas très rares, mais très anciens. Très antérieurs à la présence de l’homme.

— Il a donc existé d’autres civilisations dans la Galaxie avant celle de l’homme ?

Le marchand le regarda d’un air attristé.

— Comment pourrais-je vous répondre, monsieur ? Je ne sais rien de plus que vous. Les pionniers, dont mes ancêtres étaient et les vôtres aussi sans doute, ont découvert ici et là des races intelligentes, humanoïdes ou non, mais jamais aucune qui fût pleinement civilisée ni qui fût parvenue à quitter sa planète natale. Mais je crois… je crois, monsieur, que nous ne sommes pas les premiers à nous poser sur certaines planètes. Je crois qu’ils nous guettent. Je crois qu’ils nous attendent. Peut-être ces échiquiers sont-ils leur œuvre.

— Qui sont-ils ? demanda Algan d’une voix sèche.

— Qui le sait, monsieur, qui le sait ? Certainement pas un pauvre marchand d’Ulcinor qui n’a pas quitté trois fois sa planète. Mais des histoires courent, monsieur, des histoires bien curieuses.

— Quel genre d’histoires ?

— Oserai-je parler, monsieur ? Ces sujets sont d’habitude interdits. Cependant, je lis dans votre regard que vous êtes l’un de mes amis, et je suis persuadé que vous me donnerez un bon prix de cet échiquier, dont l’ancienneté et la valeur sont si grandes.

— Soit, dit Algan.

— Alors, suivez-moi, dit le marchand.

Algan jeta un coup d’œil autour de lui. Une foule animée se pressait contre les éventaires des marchands, des voitures silencieuses, noires et longues parcouraient les rues. Mais toute l’activité de la ville se déroulait dans un si grand silence que l’atmosphère était sinistre ; les masques et les vêtements sombres ajoutaient encore à cette sombre impression.

Algan s’engagea par la porte basse et étroite, dans la boutique ; ce n’était, tout au plus, qu’un étroit réduit, dans lequel se trouvaient entassées d’inconcevables richesses, des étoffes d’une légèreté et d’un éclat incomparable, des fourrures d’une tiédeur et d’une finesse idéales, des objets de métal travaillé.

Le marchand s’assit sur un monceau de fourrures et invita Algan à prendre place dans un haut fauteuil de cuir, de toute évidence en provenance de la Terre. La lumière était incertaine dans le réduit, mais les yeux d’Algan s’habituèrent bientôt, et il laissa son regard parcourir les recoins de la boutique.

— Je vois que ma boutique vous plaît, monsieur, dit le marchand. Cela me réchauffe le cœur.

Il se pencha vers Algan avec un sourire complice et lui dit :

— Aimez-vous le zotl ?

— Il y a bien longtemps que je n’en ai bu, soupira Algan. Mais je croyais que les mondes puritains…

— Il y a des accommodements, monsieur, dit le marchand. Nous avons un proverbe : « La façade seule compte pour qui ne franchit pas le seuil. » C’est un très vieux proverbe. Ne vous plaît-il pas ?

Le marchand prit une racine de zotl sur une étagère et la glissa dans une petite machine à presser le zotl qui avait extérieurement l’aspect tout à fait inoffensif d’une sculpture. Il attendit un temps que la dure racine se fût entièrement décolorée et que le jus se fût décanté. Puis il versa la liqueur ambrée dans de hauts gobelets d’argent.

— Attendez, dit-il, ne buvez pas tout de suite. Je désire vous montrer quelque chose. Je sais que je puis vous faire confiance.

Le ton du marchand s’était imperceptiblement transformé. Il était moins obséquieux, moins visiblement commercial, il s’était fait plus dur, plus net, plus tranchant. Le marchand entendait être obéi et Algan voulait savoir où il désirait en venir.

— Placez l’échiquier sur vos genoux, monsieur, posez votre main droite sur les cases, c’est cela, un doigt sur chaque case. Peu importe lesquelles. Et maintenant écoutez-moi.

— Nous voyons bien des gens, monsieur, sur une planète comme Ulcinor. Et d’habitude, on nous fait confiance, car on sait que nous sommes d’une probité au-dessus de tout éloge. Nos coutumes ne sont pas toujours appréciées comme elles devraient l’être, et notre intolérance, cependant légitime, nous déconsidère souvent. Pourtant les étrangers nous font dans l’ensemble confiance, et c’est une chose bien rare dans toute l’étendue de l’espace, croyez-moi. Aussi nous racontent-ils des choses qu’ils ne diraient nulle part ailleurs et que Bételgeuse elle-même, dans son orgueilleuse puissance, ignore.