» Vous n’aimez pas Bételgeuse, monsieur, inutile d’essayer de me détromper. J’ai tout de suite vu à votre costume que vous étiez un pionnier et que vous veniez de la Terre, et je sais comment Bételgeuse recrute les pionniers sur la Terre, quoique le gouvernement central ne s’en vante pas beaucoup. Eh bien, nous aussi, nous avons de bonnes raisons de ne pas aimer Bételgeuse.
» Voilà trois siècles et plus que notre domaine se trouve limité aux mondes que vous appelez puritains, alors qu’il existe tant de planètes non colonisées dans l’espace. Bételgeuse veut bien de nos hommes, mais pas notre société. Elle nous craint et nous empêche de nous étendre.
» Aussi écoutons-nous attentivement les récits des voyageurs, monsieur, et cherchons-nous toujours quelque secret qui nous donne une ombre de supériorité sur Bételgeuse. Et nous trouverons un jour. Nous savons par exemple qu’il existe sur certains mondes des ruines plus anciennes que l’homme.
Il se tut et ses yeux jaunes et enfoncés dans leurs orbites fouillèrent le visage impassible de Jerg Algan.
— Cela ne vous surprend pas ? demanda-t-il.
— J’ai déjà entendu une histoire semblable, dit Algan.
— Peut-être. Ou peut-être êtes-vous très habile à cacher vos sentiments ? Peut-être n’aurais-je pas dû parler si vite ? Mais peu importe. Je sais que vous détestez Bételgeuse autant que nous.
» Ecoutez-moi bien. Plusieurs expéditions ont découvert et photographié des ruines colossales sur des planètes en marge de la Galaxie humaine. Malheureusement aucune de ces expéditions n’est revenue.
— Accident ? demanda Algan. Sa voix ne laissait rien filtrer de son étonnement.
— Elles ont simplement disparu. Peut-être ont-elles été détruites. C’est ce que croit Bételgeuse. Ou peut-être sont-elles simplement parties. C’est ce que nous croyons.
— Parties ? dit Algan.
— Imaginez que ces ruines aient été des sortes de portes s’ouvrant sur tout ce que vous pouvez concevoir ; imaginez que ces expéditions se soient engagées innocemment dans de nouveaux univers et qu’elles n’aient jamais pu revenir.
— Absurde, dit Algan.
— Sans doute, dit le marchand, sans doute. Mais une fois ou deux des hommes sont revenus. Oh ! après de bien longs détours. Et généralement sous d’autres noms. Bételgeuse ne les a jamais revus, elle, bien qu’ils lui eussent prêté serment des années auparavant. Mais nous, nous les avons trouvés. Ils avaient quelque chose à vendre, et ils sont venus nous le proposer.
— Que leur était-il arrivé ?
— Rien. Ne croyez pas que je cherche à vous cacher la vérité, mais il ne leur était jamais rien arrivé. Leurs histoires étaient le plus souvent étonnamment semblables. Ils avaient été laissés en arrière par le gros du corps d’exploration, le plus souvent afin de garder un camp. Mais personne n’était jamais venu les relever de leur garde. Alors ils avaient fui en emportant ce qui avait le plus de valeur dans le camp et quelquefois après avoir pris quelques photographies.
» Toutes les photographies sont entre nos mains. Ces ruines existent.
— Trop anciennes, dit Algan.
— Croyez-vous ? Ces expéditions ont disparu après tout.
— Admettons-le. Quel rapport cela peut-il avoir avec cet échiquier, et pourquoi me le dites-vous à moi ?
Le masque de soie noire du marchand se plissa si bien qu’Algan vit qu’il souriait.
— Posez vos doigts sur l’échiquier, monsieur, les doigts de n’importe quelle main, chaque doigt sur une case. Bon. Buvez votre zotl maintenant.
Algan souleva son masque et vida lentement son verre. Son cœur était plein d’une déchirante nostalgie. Il se rappelait la Terre et les bars louches de Dark, et ce pays imaginaire que le zotl lui permettait d’explorer. Un désert gris sous un ciel bas et vert, des roches irisées et mouvantes. Des soleils lointains et invisibles vibrant comme des cordes de harpe. Mais cette fois-ci, le zotl ne l’emporta pas au bout de ses nerfs, il ne se mit pas à entendre les couleurs, ni à voir les sons.
Il lui sembla qu’il se tenait sur l’échiquier et qu’il n’était qu’un pion posé sur une case blanche, et il ne pouvait apercevoir les limites du damier. Il restait rigide, les yeux ouverts et fixes, tenant son verre à bout de bras, sans même frémir. Il n’était plus en lui-même. Il voyageait sur l’échiquier.
Une force irrésistible l’emporta. Puis les cases commencèrent à changer et à grandir autour de lui. Le ciel s’obscurcit, il y vit luire des étoiles, il plana un petit temps au-dessus d’une étendue verdoyante, puis il descendit verticalement et se posa doucement parmi de hautes herbes souples.
Les herbes lui montaient jusqu’aux épaules, mais il les oublia brusquement lorsqu’il regarda autour de lui, car sous ce ciel mauve orné d’une gigantesque étoile bleue, étincelaient les noires murailles polies de ruines cyclopéennes.
Ce n’était rien de plus qu’un mur. Mais il se mit à crier. Il le vit se fissurer, s’effondrer, et l’écraser. Ce n’était qu’un rêve, mais il battit des paupières. Ce mur était trop vaste, trop uni, trop lisse pour avoir été une œuvre humaine, il était trop noir, aussi. Il ne se dressait pas verticalement, mais il était nettement incliné, il surplombait l’endroit de l’atterrissage d’Algan et c’était ce qui lui avait donné l’impression de voir le mur s’effondrer.
Puis Algan leva la tête vers le ciel et chercha à déterminer de quel soleil il pouvait s’agir, mais il sentit brusquement un poids au bout de son bras, il cligna des yeux et il aperçut le visage masqué du marchand penché vers lui.
— Qu’est-ce ? dit-il, avant même de poser le gobelet sur la table.
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je n’étais pas avec vous, dit le marchand.
— Vous saviez ce qui allait m’arriver. Vous m’avez dit de poser une main sur l’échiquier. Le zotl seul ne m’a jamais envoyé là-bas.
— Sans, doute non, sans doute non, dit le marchand. Eh bien, vous en savez autant que moi, maintenant. Et soyez persuadé que cet endroit existe réellement, tel que vous l’avez vu, sachez que ces murailles tombent depuis des milliers d’années vers cette portion de terrain que vous avez occupée. Le soleil dans le ciel était-il bleu, ou rouge, ou jaune encore ?
— Une énorme étoile bleue, dit Algan.
— C’est le cas le plus fréquent. Voyez-vous, de nombreux éléments changent dans ces visions. La végétation, par exemple, ou encore la teinte du ciel, ou la couleur du soleil, mais jamais ces murailles ne varient. Sur tous ces mondes qui ont quelque rapport avec cet échiquier et avec le zotl se dressent ces forteresses colossales. Dieu seul sait quelles richesses elles contiennent.
— Ou quelles armes, dit Algan.
Ils se turent un instant et se regardèrent.
— Une illusion, dit Algan.
— Sans doute, dit le marchand, sans doute, une illusion qui tue.
— Pourquoi n’avez-vous jamais envoyé d’expéditions ?
— Bételgeuse, dit le marchand. Il n’y a de navires et de techniciens que pour les expéditions de Bételgeuse. Vous savez combien les hommes sont rares. Mais nous avons appris bon nombre de choses tout de même, comme vous voyez. Oui, oui, bon nombre de choses.
— Et maintenant, dit Algan, vaguement mal à l’aise, dites-moi pourquoi vous m’avez raconté tout cela ?
Les yeux du marchand se fermèrent presque entièrement.
— Vous vous intéressiez à l’échiquier, dit-il. Je pensais que ces questions vous passionnaient. Ai-je eu tort ?