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— Non, reconnut Algan, mais je doute qu’en cela tienne toute l’explication.

— Nous aimons beaucoup raconter des histoires, nous autres puritains, dit le marchand. Nous aimons aussi beaucoup en entendre. Imaginez que vous voyiez quelque chose ou même que vous entendiez seulement parler de quelque chose, d’un grand mur oblique et noir, par exemple, je suis persuadé que nous serions assez heureux de l’apprendre pour vous offrir un très haut prix en échange de vos confidences. Un très haut prix, en vérité.

— Je ne suis qu’un pionnier, dit Algan. Il hésitait à répondre affirmativement. Il n’était pas sûr de la sincérité du marchand et craignait de se fourrer dans un guêpier. J’ignore même où j’irai lors de mon premier voyage. Je ne pourrai vous être d’un grand secours.

— Qui sait ? dit le marchand. Ses yeux clignotaient maintenant comme s’il transmettait en morse quelque message secret à un assistant invisible. Qui peut le savoir ? Peut-être voyagerez-vous librement demain entre les étoiles ? Quoi qu’il vous arrive, ne nous oubliez pas.

— J’y veillerai, dit Algan. Et combien me demanderez-vous pour cet échiquier.

— Rien, dit le marchand. Sa voix était lourde de regret comme s’il était en train de commettre un péché trop lourd pour sa conscience, et c’était bien en vérité ce qu’il était en train de faire.

— Rien, dit-il, je vous le donne.

La situation est plus compliquée qu’elle n’avait semblé au premier abord, se dit Jerg Algan en marchant dans les rues de la ville.

Nogaro avait eu raison sur presque tous les points. La Galaxie humaine ne formait pas un bloc monolithique, mais une sorte de levain tiraillé en tous sens par des ambitions diverses. Un seul choc suffirait peut-être à faire s’écrouler la puissance de Bételgeuse. Cette idée n’était pas pour déplaire à Jerg Algan.

Mais ce qui le surprenait plus encore c’était cet intérêt envers les races non humaines qu’avaient témoigné Nogaro et, après lui, le marchand. Cet intérêt correspondait certainement à certains éléments que lui, Algan, ignorait. Il se pouvait même qu’ils fussent en rapport avec l’instabilité du pouvoir de Bételgeuse dans la Galaxie, ou qu’une connaissance approfondie du problème permît de mettre Bételgeuse en échec. Les mondes puritains attendaient de la découverte des forteresses de pierre noire une sûre victoire sur Bételgeuse. Sans doute en savaient-ils plus que le marchand n’en avait voulu dire à Algan. Mais quel rôle, lui, Jerg Algan, jouait-il sur cette scène gigantesque ? se demandait-il, angoissé, tandis qu’il palpait la surface lisse de l’échiquier.

Il n’y avait pas de réponse possible.

Chacune des pistes qu’il explorait mentalement conduisait à une impasse.

* * *

Ulcinor était une planète peuplée d’ombres, de hautes flammes noires qui couraient dans les rues.

Ce n’étaient, partout, que masques noirs et longues capes dérobant leurs porteurs aux regards indiscrets. L’animation des rues avait même quelque chose de furtif, comme si les habitants d’Ulcinor à force de vouloir ressembler à des fantômes asexués, avaient fini par prendre des habitudes de spectres craintifs. Les voitures qui circulaient sur la chaussée étaient longues et noires, et leurs glaces, vues de l’extérieur, n’étaient que des miroirs qui renvoyaient au passant sa propre image. Elles roulaient silencieusement, souplement, à une allure rapide et régulière. Elles avaient quelque chose de funèbre jusque dans leurs chromes sobres, mais étincelants.

Et personne ne portait d’arme. Cela surprit Algan qui avait vu, de tout temps, les hommes de Dark porter en évidence à leur ceinture des radiants de toute espèce. La sécurité, ici, était telle qu’il ne venait jamais à la pensée de personne que l’on dût parfois compter sur sa rapidité et sur son adresse pour survivre.

Ulcinor était un monde qui avait de solides traditions. La Terre en avait eu, elle aussi, se dit Algan, mais elle n’était plus maintenant – il s’en rendait compte pour la première fois avec une poignante certitude – que chaos et décomposition.

La ville neuve surprit Algan. Il comprit brusquement que Dark, malgré sa splendeur, n’était qu’une cité du passé en train de mourir. Ici, les immenses bâtiments blancs et noirs étaient plus hauts et plus majestueux que ceux de Dark. Et des tours se dressaient vers le ciel qui eussent écrasé de leur masse même la tour du port stellaire de la Terre.

Mais il ne régnait, songeait Jerg Algan, dans la ville puritaine que l’ennui et l’angoisse. C’était une ville froide, peuplée d’ombres qui avaient oublié leur sort d’hommes, qui chuchotaient au lieu de parler à voix haute, qui couraient le long des murs en frappant à peine le sol du talon, c’était une ville déjà morte, enfouie déjà dans le linceul de son silence, comme l’étaient ces milliers de visages derrière leurs masques.

L’idée des anciens puritains avait été que chaque homme, en face d’un univers immense mais non inaccessible, était et devait être définitivement seul, qu’il ne devait compter que sur lui-même ou que sur le jeu de lois mathématiques destinées à assurer seulement sa protection ou sa survie. L’homme de l’espace ne pouvait plus être ni l’homme d’une époque ni celui d’un monde. Il fallait qu’il fût détaché de tout et interchangeable. Il fallait qu’il fût inodore et incolore, presque invisible, presque insaisissable.

Et en quelques centaines d’années, il l’était effectivement devenu. Du moins sur les Mondes Puritains. On pouvait quitter Ulcinor et la retrouver un siècle plus tard sans la moindre surprise. Les rues étaient identiques, et les façades blanches et noires avaient à peine senti passer sur elles le souffle du Temps. Quant aux hommes, ils avaient peut-être changé derrière leurs masques, mais nul ne pouvait le savoir.

Jerg Algan se souvint des hommes et des femmes de la Terre, de leurs voix fortes et sonores, de leurs costumes colorés et parfois originaux. C’était à peine s’il pouvait reconnaître ici les femmes à leurs longs cheveux flottant dans le vent léger, et à leur taille plus fine. Mais leurs traits, leurs lèvres et leurs joues étaient cachés derrière les masques lisses et immuables et la souplesse de leurs corps disparaissait sous les amples capes de nuit.

Ceci était le monde de l’avenir, se disait Jerg Algan, fixant les façades nues et aveugles qui auraient été riches, sur Terre, de tant de lumières, de tant de fenêtres, de rideaux entrouverts comme des paupières sur la chaleur tranquille de chambres accueillantes. Et ses mains tremblaient de colère dans leurs longs gants noirs. Et ses lèvres frémissaient d’angoisse et d’inquiétude sous le léger masque de soie.

Ou bien un autre avenir surgirait-il à temps des profondeurs de l’espace ? Né sur d’autres mondes incroyablement anciens. Ou à naître sur certains mondes encore jeunes ?

Personne ne pouvait le dire, songeait Jerg Algan, tandis qu’il marchait dans les larges rues d’Ulcinor, essayant d’imiter ceux qui l’entouraient et de restreindre la longueur de ses pas.

Une main se posa sur son épaule. Il se retourna vivement, mais silencieusement. Sa main se glissa instinctivement vers sa ceinture. Mais aucune arme, aucun fourreau n’y étaient attachés.

— Je vois que vous vous intéressez aux antiquités et aux histoires des marchands, dit la voix de Nogaro, assourdie, affaiblie par le masque, mais nette et légèrement ironique.

— Comment le savez-vous ? dit brusquement Algan.

— Peu importe. L’air porte toutes sortes de bruits à mes oreilles. Connaissez-vous les toits d’Ulcinor ? Croyez-moi, c’est une chose qui vaut la peine d’être vue, pour un étranger. Venez. J’ai à vous parler. Nous serons plus tranquilles là-haut.