Nogaro prit le bras de Jerg Algan et l’entraîna. Ils franchirent le porche d’un édifice colossal et s’engagèrent dans une enfilade de salles blanches. Une multitude de masques allaient et venaient. Et, tout au bout de ce long couloir, Algan aperçut une immense spirale qui semblait tournoyer sur elle-même. Puis il comprit, lorsqu’ils s’engagèrent sur la spirale. C’était un chemin mouvant qui les entraînait vers les parties supérieures de l’édifice.
Algan n’avait jamais rien vu de semblable sur la Terre.
— Il est inutile de me raconter ce que vous a dit le marchand, dit Nogaro. Je le sais. J’aimerais seulement vous prévenir d’un certain nombre de phénomènes qui ne manqueront pas de vous arriver.
Jerg Algan se tourna vers Nogaro.
— Croyez-vous qu’il y ait quelque chose de vrai dans tout cela ? demanda-t-il. Croyez-vous réellement qu’il existe dans l’espace une autre civilisation plus ancienne que celle de l’homme ?
— J’aimerais bien en être sûr, répondit évasivement Nogaro.
— L’échiquier et le zotl ?
— Je n’en sais pas plus que vous.
— Les expéditions perdues ?
— Tout ce que vous a dit le marchand sur ce point est exact, sauf en ce qui concerne Bételgeuse. Bételgeuse en sait autant que les marchands, ni plus ni moins, mais juste autant. Et, comme les marchands, Bételgeuse aimerait bien en savoir plus. Peut-être l’apprendra-t-elle de vous ? Qui sait ?
— Je ne suis qu’un pionnier. Je ne sais même pas sur quel monde je vivrai l’année prochaine.
— Qui sait ? répéta Nogaro. Il sembla à Algan qu’il souriait sous son masque. Peut-être voyagerez-vous librement demain, entre les étoiles ? Peut-être conduirez-vous demain une expédition ?
Un endroit précis du cerveau d’Algan se glaça.
— Le marchand m’a déjà dit cela, dit-il lentement. Et c’est votre tour, maintenant. Il semble que je sois le moins bien renseigné sur mon propre avenir.
— Il se pourrait, en effet, que vous le fussiez, mon ami, dit Nogaro, d’une voix froide et tranchante. Bételgeuse et les marchands échafaudent certains projets sur votre compte.
Algan réfléchit. La spirale les avait maintenant entraînés presque au sommet de l’immeuble. Il leva la tête et vit au-dessus d’eux s’arrondir une coupole transparente. Des points noirs qui étaient des navires stellaires, voguaient dans le ciel.
— Il se pourrait par exemple, poursuivit Nogaro, que Bételgeuse mette un navire rapide à votre disposition. Oh ! un petit navire. Une simple vedette d’exploration, susceptible d’être pilotée par un seul homme. Alors, vous pourriez sillonner les cieux lointains qui abritent les citadelles noires. Mais, comme Bételgeuse n’aimerait pas que cela se sache, il se pourrait qu’elle vous demande de vous emparer, par la force, d’un navire, sur un port stellaire, celui d’Ulcinor, par exemple. Cela s’est déjà vu. Et la chose serait aisée. La négligence des responsables du port est, en pareil cas, incroyable. Donc, vous partiriez sur ce navire volé, et vous ramèneriez après une longue exploration, des données intéressantes. Alors commencerait à votre sujet une longue, longue lutte entre Bételgeuse et les Puritains. Comprenez-vous cela, mon ami ?
— Je commence à comprendre, dit Algan. Mais pourquoi moi, pourquoi m’ont-ils choisi ? Et pourquoi les Puritains me donnent-ils des informations qui serviront Bételgeuse si je pars ?
— C’est ici que les choses se compliquent. Pour Bételgeuse comme pour les Puritains, vous n’êtes qu’un pion. Mais à partir du moment où l’un des camps vous a choisi, l’autre s’occupe aussi de vous. Vous ne saurez jamais sans doute lequel des deux a commencé par s’intéresser à vous, mais cela n’a pas d’importance.
» Mettons que vous n’êtes pas un pionnier normal, même parmi ceux qui viennent de la Terre. Vous êtes capable de survivre dans un environnement hostile, seul. Mais par-dessus le marché, vous haïssez Bételgeuse et les Puritains à la fois. Vous haïssez le monde actuel. Vous souhaitez découvrir au fond de l’espace une façon de le détruire. Vous chercherez fébrilement si l’occasion vous en est donnée. Cela suffit. Bételgeuse comme les Puritains espèrent bien découvrir grâce à vous une façon de détruire le pouvoir qui les inquiète, le gouvernement central pour les Puritains, et les Dix Planètes pour Bételgeuse. Quant aux renseignements qui vous ont été donnés par le marchand, ils sont sans intérêt. Bételgeuse les détient déjà. Ils vous ont été donnés uniquement pour endormir votre méfiance.
Ils se trouvaient maintenant juste sous la coupole. La ville s’étendait au-dessous d’eux, tout autour du port stellaire, tel un jeu de dominos blancs et noirs disposés en lignes régulières sur une table plane. Une immense nef noire aux couleurs de Bételgeuse tournoyait comme un insecte géant au-dessus du port stellaire. Le ciel était plein, au-dessus de la ville, des traînées blanches laissées par les navires en partance.
— L’espace n’est donc pas assez vaste pour que les Puritains et Bételgeuse coexistent, dit Algan.
— Non, souffla Nogaro. Ou plutôt, il est trop vaste, et les hommes sont trop peu nombreux pour que l’un des deux empires puisse tolérer le partage. Tout changerait peut-être si les hommes rencontraient dans le ciel un allié puissant. Mais ils n’ont encore découvert, en fait de races intelligentes, que des espèces primitives, peut-être des échecs de l’Histoire ou du Temps.
— Mais qui êtes-vous donc, demanda Jerg Algan. Comment savez-vous tout cela ? Pour le compte de qui travaillez-vous ? Est-ce pour vous-même ?
— Non, dit Nogaro. Il détourna les yeux et regarda la ville. Tout cela m’intéresse, mais en fait, il est bon que je vous le dise, je crois, mon ami : je représente Bételgeuse.
V
Toutes les étoiles du ciel
Toutes les étoiles du monde brillaient dans la nuit d’Ulcinor, songea Algan, et il était presque impossible de concevoir qu’au-delà de ce brouillard de soleils existaient d’autres nuées de feu et d’autres mondes tournoyants et peut-être habités.
Il avait quitté sa chambre sans bruit et il se trouvait sur le chemin de ronde qui encerclait le port stellaire et qui courait tout en haut des murailles. Un radiant pendait à sa ceinture et il portait l’uniforme de vol des pilotes. Il dominait à la fois, du haut du chemin de ronde, la ville et l’esplanade du port. L’air était frais. Le ciel était pur. Il pouvait apercevoir les lumières des faubourgs lointains, à des dizaines de kilomètres du centre, brillant tels des îlots d’étoiles, telles des galaxies décrochées du firmament et écrasées sur le sol.
Le port lui-même n’était qu’une sorte de désert blanc cerné de murailles et baigné de lumières, que hantaient les silhouettes sombres des navires dressés vers le zénith. Et l’un de ces navires, une petite unité rapide des services d’inspection de Bételgeuse, l’attendait.
C’était une petite ombre déliée à l’extrême sud du port, un mince fuseau noir, tous feux éteints. C’était le but de la promenade nocturne de Jerg Algan.
Il se préparait à jouer un jeu étrange. Il devait s’emparer du navire malgré la surveillance des autorités du port, mais avec leur complicité secrète. Et il devait l’emmener, théoriquement poursuivi par toutes les forces spatiales de Bételgeuse, vers Glania, un monde de dixième importance, à peine colonisé, fraîchement doté d’un petit port stellaire. Glania n’était que la première étape de son voyage, mais c’était une étape nécessaire. Glania se situait aux frontières de la Galaxie humaine, aux limites des inquiétantes régions du centre de la Galaxie. Et c’était sur Glania que vivait l’un des deux ou trois rescapés des expéditions perdues.
Glania, une planète invisible dans le ciel constellé.