— Plutôt, oui. La marchandise se fait rare.
Le gros marchand éclata de nouveau de son rire épais. Jerg choisit de faire chorus. Cela ne fit qu’accroître l’hilarité du gros Terrien. Ses yeux disparaissaient de temps à autre derrière une vague de chair hystériquement soulevée. Algan cessa brusquement de rire.
— Vous cherchez quelque chose sur la Terre ? Je la connais comme ma poche. Je puis peut-être vous aider.
— Sûr que tu peux m’aider, garçon. Un zotl ?
Algan estima la familiarité déplacée, mais le zotl la lui fit admettre. Le regard enfoncé dans son rêve, planant au-dessus d’un désert gris, il entendait les gloussements de l’autre résonnant comme le fracas d’une soudaine obscurité et étouffant le chant des soleils aériens.
— Sûr que tu peux m’aider, garçon. Signe ça et tu verras du pays.
— Dans quelle direction allez-vous ? demanda pâteusement Algan.
— Là où le devoir m’appelle, ricana une vague de graisse. Quelque chose d’humide toucha le bout de ses doigts, puis il sentit qu’on les lui écrasait sur une surface dure.
— Qu’est-ce qu’il tient comme cuite ! dit une voix étrangère. Il ouvrit les yeux. Quelqu’un lui plaça entre les doigts un cylindre de matière douce. Il ne savait pas ce que c’était. Il planait entre des falaises de perle, sous un ciel vert et bas.
— Ecris ton nom, mon vieux, dit une voix affectueuse qu’il vit s’inscrire dans les nuages en efflorescences colorées.
— Tu veux voyager. Tu as une envie folle de voyager. Ecris ton nom.
De grandes pierres lumineuses se tordaient au rythme instable des millénaires, comme des tentacules essayant d’étreindre l’univers entier.
— Signe, mon vieux. Rien qu’un petit effort.
Il essaya de se ressaisir. Il s’efforça de serrer le petit cylindre entre ses doigts. Il commença à écrire, mais c’était difficile, parce que ses yeux mi-clos ne percevaient les contours des lettres que comme des sons.
— Encore un petit effort.
Il tira la langue et commença à baver. Quelqu’un lui prit le bras et dit :
— Ça va.
Algan laissa retomber sa main et crut que son bras allait se détacher tant il était lourd. Lui-même tombait entre des falaises de perle, sans fin, entraîné par l’invincible poids de sa main droite. Puis il s’effondra en avant. Ses doigts pianotèrent sur la surface dure de la table. Ses yeux fixaient le verre irisé et percevaient un son de plus en plus intense, de plus en plus strident. Et il plongeait, tourbillonnant dans un puits de perle, vers une eau verte et sous un ciel vert, enfermé dans un cylindre de perle, au plancher vert et au plafond vert, qui se rapprochaient à toute vitesse. La paroi de perle n’était plus qu’une étroite bande entre ces régions vertes, plus qu’un fil. Le puits explosa.
Il se redressa brusquement, les lumières vacillant encore dans ses prunelles. Il porta instinctivement sa main droite à son aisselle ; puis s’ébroua comme quelqu’un qui sort de l’eau.
Il n’y avait personne à côté de lui. Le gros Terrien aux doigts boudinés pouvait tout aussi bien avoir été un rêve.
Il leva la main et fit claquer ses doigts.
— Alcool, dit-il.
Il avala le verre d’un trait et se sentit mieux. Il se leva et essaya de faire un pas. Des fourmis couraient dans ses jambes comme s’il était resté allongé des siècles. Il avait bu trop de zotl. Il fouilla ses poches et laissa quelques pièces de monnaie sur la table. Puis il se dirigea vers la porte. Quelqu’un le salua au passage et il répondit de la main en un geste las. Il trébuchait visiblement et se rattrapa, au moment de s’effondrer, au bouton de la porte.
L’air moite et poisseux de Dark l’enveloppa lorsqu’il sortit. Il cligna plusieurs fois des yeux.
Il avança péniblement dans la rue mal éclairée. Ses pieds glissaient sur les pavés usés par des milliers de bottes. Mais ses yeux entraînés fouillaient sans qu’il y prît réellement garde les coins d’ombre. Dark était une ville sûre, mais jusqu’à un certain point seulement. Et il vaut mieux n’avoir jamais à connaître jusqu’à quel point exactement.
Il n’avait nulle part où aller. Il pensait passer la nuit dans un recoin de la vieille ville, là où l’on peut se coincer le dos dans une encoignure et dormir d’un œil, la main posée sur la crosse de son pistolet.
Les lumières du Vieux Port stellaire le guidaient. Il franchissait des porches, s’engageait dans de sombres passages entre des maisons plus anciennes que le port lui-même, évitait les embrasures trop bien éclairées. Il trébuchait parfois et profitait du bref éclair des navires en partance pour examiner le sol devant lui.
Il tendit brusquement l’oreille.
— Maintenant, cria une voix.
Plusieurs hommes se précipitèrent vers lui. Il ne les avait pas vus venir et essaya de déchirer le brouillard qui enrobait son cerveau. Au moment précis où ils allaient le saisir, il se laissa couler sur le sol, puis fonça entre leurs jambes. Cela réussit. Il se mit à courir, essayant d’apercevoir derrière lui ceux qui l’avaient attaqué.
Ses bottes sonnaient sur les dalles. Il ne pouvait guère espérer distancer ses poursuivants. Et se jeter dans l’embrasure d’une porte ouverte était dans cette partie de la ville presque aussi dangereux que se laisser rattraper. Sa seule véritable chance était de tomber sur une patrouille de la police psychologique. Mais la police ne s’aventurait que rarement la nuit dans le quartier du Vieux Port stellaire. Non qu’elle craignît pour sa propre sécurité, mais parce qu’en vérité, le besoin ne s’en faisait pas sentir. Les habitants de la vieille ville ne réclamaient pas la sécurité de la police psychologique, et la Psycho les laissait tranquilles le plus possible. Cela résultait d’une ancienne et tacite entente, qui permettait aux gens des dix planètes puritaines de critiquer les vices de la Vieille Planète.
La main droite d’Algan remonta vers son aisselle et caressa l’étui de son radiant. Un meurtre était une chose grave et il ne le commettrait pas de gaieté de cœur à moins qu’il n’y fût contraint. De toute façon, il était inutile de raconter à la Psycho une histoire de légitime défense.
Il tourna la tête et vit qu’ils étaient tout proches. Ils ne faisaient presque aucun bruit en courant. Il distingua quatre silhouettes. D’autres suivaient peut-être. De toute manière, le combat était fini avant d’être commencé à moins qu’il ne tirât.
Il se jeta brusquement dans une ruelle adjacente qui dévalait par un escalier aux marches immenses sur le port stellaire. Mais il savait qu’il n’atteindrait jamais les portes de bronze. Il entendit rire derrière lui. Cela le fit bouillir de rage et il pressa l’allure. Il espéra une seconde les avoir semés dans ce sinueux défilé de pierre, mais il n’y avait d’issue nulle part. Il ne pouvait que sauter de marche en marche, fuyant entre ces murs aveugles, sous un mince ruban de ciel et d’étoiles, tâchant d’imaginer qui ils étaient et pourquoi ils voulaient l’avoir, et où ils se trouvaient maintenant.
Il s’essoufflait rapidement. Sa main droite fit jouer le radiant dans son étui. Peut-être était-il temps maintenant qu’il s’arrête et qu’il livre bataille ? Ou peut-être était-il plus proche du port qu’il ne le pensait ? Ils ne lui laissèrent pas le temps de choisir. Ils tirèrent les premiers. Ils ne voulaient pas le tuer. Mais une boule lourde et gluante vint le frapper à la nuque, tandis que des bandelettes aussi résistantes que de l’acier s’emmêlaient dans ses jambes. Il tomba en avant, ses mains cherchèrent le sol. Il s’efforça de rouler en boule le long des murs, de marche en marche, et d’atteindre en même temps son radiant. Mais le choc sur sa nuque le paralysait et un nouveau flot de bandelettes entravait ses bras. Il parvint à dégager le radiant et tira. Rien ne se produisit. Ses doigts écrasèrent la crosse contre sa paume, mais la rafale ne partit pas. Tandis qu’il sombrait dans l’obscurité, il palpa la crosse de son arme. Le chargeur manquait.