Algan explora minutieusement le contenu de ses poches. Il ne devait rien emporter qui permît de déterminer son identité s’il échouait ou s’il mourait. Mais il ignorait contre qui ces précautions étaient prises. Peut-être Nogaro croyait-il réellement à l’existence d’autres races et ne voulait-il rien laisser au hasard ? Peut-être ne voulait-il pas indiquer le chemin de Bételgeuse à d’éventuels envahisseurs ? Ou peut-être craignait-il des adversaires plus proches et plus humains ? Il ne trouva rien. Seul l’échiquier emplissait l’une des vastes poches de sa combinaison de vol. Et c’était le seul indice auquel il pût se raccrocher, la seule ébauche de piste.
Il se dit qu’il était comme un chasseur qui ignore quelle proie il va traquer et jusqu’à l’emplacement de la forêt où il la trouvera. Il consulta sa montre. Il était onze heures moins deux. A onze heures précises, il entrerait en action.
La nuit était calme et silencieuse. La ville brûlait tranquillement de ses feux froids. Les pales d’un hélicoptère lointain battaient parfois l’air avec un bruit de soie froissée. Les hautes tours se détachaient sur le ciel nocturne comme des raies verticales de lumière. Algan commença à compter les secondes. C’était inutile, mais ses lèvres s’étaient mises à compter sans qu’il y prît garde.
Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un.
Il ne se passa rien. Il était juste onze heures.
Il attendit une seconde, indécis, puis il se mit à courir silencieusement le long du chemin de ronde. Il dévala comme un chat un escalier. Il disposait d’une demi-minute exactement pour parvenir au plan de départ des astronefs, car le faisceau de balayage se posait toutes les trente secondes sur chaque point du port.
C’était un faisceau invisible et indécelable, mais s’il lui arrivait de rencontrer dans sa course un objet anormal, il déclenchait l’alarme. Et, normalement, il explorait le port stellaire selon un programme volontairement désordonné. Il était en principe impossible de lui échapper parce que personne ne pouvait prévoir quelle partie du port il allait explorer. Mais toutes les trente secondes au moins il se posait sur chaque endroit du port, fouillait les ombres et caressait les coques lisses des navires.
Mais ce jour-là, entre onze heures et onze heures dix, par intervalles de trente secondes, la course du faisceau de balayage ne devait plus être abandonnée au hasard. Elle devait suivre un programme prévu et apparemment désordonné, qui permettrait de traverser l’esplanade en sautant de zone en zone sans déclencher le dispositif d’alerte. Et Jerg Algan connaissait le programme par cœur.
Il comptait les secondes tandis qu’il dévalait les marches interminables du chemin de ronde. Il avait trois secondes d’avance sur l’horaire prévu lorsqu’il atteignit le sol du port stellaire. Il se contraignit à l’immobilité. Trois. Deux. Un.
Il se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes, vers un point lointain et sombre et il pensa que du haut de la tour il devait apparaître, si quelqu’un veillait, comme une sorte de fourmi noire se traînant à la surface d’une plaine aussi lisse que du verre. Il atteignit une zone d’ombre et souffla. Il disposait cette fois-ci d’une avance de près de dix secondes sur le faisceau et il lui fallait attendre le passage de l’onde détectrice avant de s’engager à nouveau sur l’esplanade.
Il constituait, pensa-t-il en se lançant une nouvelle fois en avant, une cible excellente. Théoriquement, personne ne devait tirer sur lui. Théoriquement.
Il vit grandir les hauts fuseaux noirs des navires. Il avait hâte de se trouver dans l’ombre des nefs, bien qu’il n’en pût tirer qu’un réconfort psychologique. L’homme lui permettrait peut-être d’échapper aux regards des hommes, mais non à ceux des machines.
Etrange idée, avait-il pensé lorsque Nogaro lui avait exposé le plan de Bételgeuse. Pourquoi, avait-il demandé, ne pas partir en plein jour, à bord d’un navire de la flotte de Bételgeuse ? Pourquoi cette mascarade, ce jeu absurde et dangereux ? Etait-ce pour tromper les Puritains des Dix Planètes.
Non, avait répondu Nogaro de sa voix froide. Ils sauraient, dès qu’ils apprendraient la fuite d’Algan, où et pourquoi il était parti.
C’était parce que ni Bételgeuse ni les Puritains ne voulaient admettre devant la Galaxie entière qu’ils s’inquiétaient d’hypothétiques races civilisées, habitant peut-être des mondes inconnus, en dehors des régions déjà explorées. C’était pour des raisons purement politiques. Comment pourrons-nous refuser un navire aux Marchands d’Ulcinor, disaient les hommes de Bételgeuse, si nous envoyons officiellement une expédition à la recherche des citadelles noires.
— Si je suis pris, serai-je condamné pour piraterie ? avait demandé Algan.
— Certainement, avait dit Nogaro. Mais vous ne serez pas pris. A moins que vous ne le vouliez. Et ce jour-là vous serez conduit sous bonne escorte jusque sur Bételgeuse. Et là il se pourrait que vous vous échappiez.
— C’est un jeu dangereux, avait remarqué Algan.
— Sans doute, avait reconnu Nogaro. Mais vous êtes libre. Préférez-vous l’espace, ou les terres neuves à coloniser ?
— L’espace, avait conclu Algan sans hésiter.
Il traversait maintenant une étrange forêt, une futaie métallique de navires, et les branches rectilignes des arbres qui l’environnaient étaient des antennes. Certains instincts du chasseur se réveillèrent en lui.
« Peut-être aurais-je dû refuser, pensa-t-il. Comment puis-je servir Bételgeuse que je hais ? »
Et la réponse était inscrite au fond de son cerveau. Il était un chasseur. Il appartenait à cette race dont, de tout temps, on avait fait les mercenaires. Il était un mercenaire.
Il aimait la chasse pour elle-même, n’importe quelle chasse, et ses longues randonnées à la surface de la Terre dépeuplée n’avaient pas eu d’autre sens.
Il y avait encore, dans les étoiles, une place pour les hommes de l’ancien temps. La sienne. Celle du grain de sable dont on a besoin pour bloquer une mécanique adverse, celle du furet qu’on désire envoyer dans le terrier de la proie.
La place du cavalier sur un échiquier.
Sautant d’étoile en étoile.
Essayant de bloquer le roi adverse.
Le roi noir qui régnait sur la Galaxie.
Il se mit à courir sauvagement entre les hautes coques de fusées. Un souffle de vent chantait sur les tôles polies.
Il entendait à peine le bruit de ses propres pas. Mais il croyait sentir sur son corps la chaleur du faisceau détecteur.
Puis il perçut un bruit et s’arrêta brusquement, se confondit avec l’ombre énorme d’une nef. Il tendit l’oreille et il lui sembla entendre les cliquetis innombrables qui agitaient les entrailles des navires, le sourd grondement de leurs moteurs, et le chuintement des électrons courant dans les fils de cuivre. Il lui sembla sentir le sol vibrer sous ses bottes.
Mais ce n’était qu’un pas humain, que le choc sourd et régulier de talons sur le béton de l’esplanade.
« Un ennemi, pensa Jerg Algan, rejetant immédiatement cette idée. – Une ronde extraordinaire ? Ou plus simplement, un technicien en train de vérifier les tuyères d’un navire en partance ? »
C’était un pire écueil que le faisceau détecteur ou que les menées des Marchands d’Ulcinor. C’était le facteur imprévisible, qui surgit brusquement d’un fourré, au cours d’une longue chasse en forêt.
Algan compta les secondes. Il lui fallait se remettre à courir, de crainte que le faisceau détecteur ne se posât sur lui s’il restait terré dans l’ombre.