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— Au revoir, Nogaro, murmura, presque sans s’en rendre compte, Jerg Algan.

* * *

C’était un long cheminement dans un tunnel obscur. C’était frôler des merveilles et les ignorer. C’était défier le temps et la mort et entendre le son de leurs pas dans le cliquetis des rouages. C’était attendre, aveugle, insensible au froid et au vide, prisonnier au sein de l’univers entier. C’était dormir les yeux ouverts, boire sans soif, manger sans appétit, lire sans curiosité. C’était normal et miraculeux. C’était un long voyage dans l’espace.

Tout vacille dans l’espace qui sépare les étoiles, tout s’écroule. Même après des siècles de navigation interstellaire, les hommes conservent les réflexes et les habitudes des espèces qui ne se sont jamais affranchies de la Terre. Et les problèmes psychologiques qui se posèrent au cours des diverses phases de la conquête furent résolus moins aisément que maints problèmes techniques.

Les chercheurs répondirent au défi des étoiles au moyen de deux méthodes. Ils essayèrent tout d’abord de modifier l’homme, de le doter de nouvelles manières de penser, de l’affranchir de sa peur, de faire en sorte qu’il considère comme normales les plus étranges distorsions du temps et de l’espace. Ils tentèrent de faire passer dans son inconscient toutes ces données qu’il parvenait à comprendre intellectuellement avec le meilleur de son conscient. Ils parvinrent enfin à le doter d’une sorte d’armure, en le soumettant, sans risques, aux expériences les plus déconcertantes. L’entraînement était pénible ; mais le jeu valait la chandelle ; c’était l’apprentissage des étoiles.

Mais cela ne satisfaisait pas les psychologues. Ils savaient que l’homme ne se contente pas de s’adapter aux conditions qu’il éprouve. Ils voulurent faire en sorte que l’homme transporte partout avec lui son milieu idéal, à l’image, tout d’abord, de la Terre, puis, avec les années et tandis que progressait la conquête, d’autres mondes. Et ils transformèrent les lourds navires interstellaires en gigantesques machines à illusions qui satisfaisaient le besoin de sécurité des conquérants. Ils recréèrent à l’intérieur des navires, des paysages de la Terre, des forêts, des prairies s’étendant à perte de vue, un soleil flottant dans le ciel, des nuits constellées. Ils disposaient de la magie puissante de la lumière. Les herbes de leurs champs, les nuages de leurs cieux, les montagnes qui se détachaient sur leurs horizons n’étaient que des fantômes impalpables. Mais c’était de tels fantômes que l’homme avait besoin.

Cependant, les navires d’exploration, légers, rapides et maniables, ignoraient ces raffinements, au grand malheur de Jerg Algan qui voguait vers Glania.

Il flottait dans un milieu silencieux, dans une lumière si constante qu’il finissait par se croire plongé dans les ténèbres les plus opaques, et il sentait, tout au long des heures, se dissoudre au plus profond de lui-même, tout ce qui constituait son individualité. Sa mémoire négligeait le temps, il lui devenait lentement impossible de dater un événement passé. Il suffisait parfois d’un geste pour qu’il prît de nouveau contact avec la réalité et pour qu’il redevînt lui-même. Mais la réalité se révélait si morne qu’il se réfugiait de nouveau dans le domaine des rêves.

Les machines s’occupaient du navire aussi bien que de lui : des accéléromètres aux rouages délicats maintenaient le navire sur sa trajectoire. Des calculateurs déterminaient la route de l’espace la plus sûre et la plus économique.

Du temps passa.

Des jours et des semaines, indiquaient les chronomètres du bord. Des mois et des années sur la Terre, pensait Algan, plongé dans un demi-sommeil, songeant aux bons et aux mauvais jours passés sur la Terre, les confondant, songeant à ces trente-deux années enfuies, et à ce monde enseveli sous la poussière des siècles qu’il retrouverait en regagnant la Terre, songeant à Bételgeuse et à sa puissance infernale, et à sa grandeur, songeant aux Puritains des Dix Planètes et à leur travail de sape, et à toutes ces ébauches de civilisations disséminées dans la Galaxie humaine et espérant vivre et se développer et assujettir l’univers entier à leurs normes, malgré le nombre dérisoire d’humains jetés comme du sable à la face des étoiles.

Il songea à tout ce qui pouvait venir, à tout ce que les hommes accompliraient peut-être, aux étoiles qu’ils rallumeraient, aux mondes qu’ils déplaceraient, qu’ils créeraient peut-être un jour, aux énergies formidables qu’ils déchaîneraient, aux êtres qu’ils rencontreraient, aux autres Galaxies qu’ils peupleraient, aux univers inconcevables vers lesquels ils émigreraient lorsque les soleils s’éteindraient les uns après les autres sur cette face-ci de l’univers ; il songea à tout ce qui avait été fait et à tout ce qui serait fait, à toutes ces planètes qui ne seraient jamais plus ce qu’elles avaient été avant le passage de l’homme, et à tous les autres sombres diamants de la nuit, perdus au fond de leur solitude spatiale et attendant l’arrivée des navires stellaires ; il songea aux hommes qui accompliraient ces choses parce qu’il fallait qu’elles le fussent, parce que d’autres hommes les avaient prédites et désirées avant même que les plus proches étoiles fussent atteintes, et il se dit qu’eux aussi seraient déchirés entre leurs souvenirs et cette vague étrange, cette soif de conquête qui les pousserait en avant.

Il se demanda quel sens cela avait, et cela n’en avait aucun, se dit-il. Cela n’avait de sens que parce que l’homme le faisait et inversement l’homme n’avait de sens que lorsqu’il transformait ses rêves en réalité.

Cela n’avait de sens que parce que c’était pénible. Chaque bond en avant, chaque nouvelle conquête était une nouvelle naissance. Et chaque naissance est pénible.

Longtemps, longtemps auparavant, songea Algan, l’homme avait connu de longues périodes de repos, pendant lesquelles il ne progressait pas, perdait parfois au contraire ce qu’il avait accumulé au cours des ères précédentes, pendant lesquelles il s’incrustait dans une immobilité confortable, s’enlisait dans les sables mouvants des habitudes.

Longtemps, longtemps auparavant. Car la conquête des étoiles était une longue renaissance pour l’humanité tout entière. Et elle serait suivie d’un nombre presque inconcevable d’autres renaissances, plus douloureuses peut-être encore, d’autres reniements du passé. On ne peut pas s’installer dans sa naissance. On ne peut pas non plus refuser de naître.

Il fallait pour l’homme aller de l’avant et explorer ce monde neuf et immense qui s’offrait à ses yeux, à ses doigts, à son intellect encore vierge.

Et l’histoire de l’espèce se répétait grossièrement dans l’histoire de chaque individu. Il y avait la mentalité prélogique du petit enfant, puis l’apprentissage de la pensée logique. Il y avait l’attachement à la planète natale de l’adolescent, et le contact enfin avec l’espace, avec les distorsions du temps, l’arrachement au passé. De même que l’humanité tout entière avait été prélogique, puis logique, mais si fortement attachée à ses conditions de vie que l’émigration sur d’autres mondes lui paraissait presque sacrilège, et enfin, stellaire.

Ou plutôt, l’humanité était en train de devenir stellaire. Elle manifestait encore des réflexes de peur, de méfiance, semblables à ceux de l’adulte qui quitte pour la première fois, mais à jamais, la demeure familiale. Elle n’avait pas résolu certaines de ses contradictions internes. Peut-être même était-elle névrosée ? Peut-être l’espèce humaine dans sa petite enfance avait-elle subi de tels chocs en prenant contact avec le réel que les traces en étaient encore sensibles au point de déclencher au plus profond de tout homme un réflexe de fuite devant la moindre étrangeté ?