Elle avait presque appris à se défaire de sa crainte de l’espace. Mais il lui restait encore à maîtriser sa terreur en face du temps. Les Puritains avaient résolu le problème en le niant, en refusant d’accorder au temps dans leurs vies la moindre importance. Bételgeuse avait éludé la difficulté en additionnant au cours des âges les expériences d’hommes morts.
Il se pouvait que l’homme s’emparât du temps comme il s’était emparé de l’espace, pensa Jerg Algan. Il se pouvait qu’il envoie un jour des émissaires dans l’avenir à seule fin de contrôler certains grands projets étalés sur plusieurs siècles. Des émissaires résolus à abandonner leur pays d’années, dont la seule famille serait l’humanité entière, celle du passé et celle encore à venir, et la seule patrie, l’univers.
Et les semaines passèrent.
A un peu moins d’une année-lumière de Glania, le navire commença à perdre de sa vitesse. Le soleil de Glania n’était encore à cette distance qu’un minuscule point lumineux impossible à distinguer dans le brouillard d’étoiles qui emplit cette région du ciel. Mais son diamètre augmenta rapidement, tandis que Jerg Algan étudiait toutes les données que contenait le navire à propos de Glania et toutes les indications que lui avait laissées Nogaro à propos de l’homme qu’il devait rencontrer.
Glania était la seule planète qui tournât autour de ce soleil. Les étoiles dotées d’une seule planète sont assez rares dans la Galaxie, du moins dans les régions jusque-là explorées, car la plupart des soleils sont soit solitaires, soit entourés d’un système planétaire complet. Mais il n’en va plus de même lorsqu’on s’approche du centre de la Galaxie, car la probabilité d’un accident grave détruisant un certain nombre de mondes augmente avec la densité stellaire.
Le navire se mit de lui-même en position orbitale autour de la planète. Les calculateurs déterminèrent une trajectoire d’approche qui pût faire prendre le navire pour un météore de grande dimension par d’éventuels détecteurs situés sur la surface de Glania. Jerg Algan choisit sur les cartes une plaine proche du port stellaire pour effectuer son atterrissage. Des collines de faible hauteur lui permettraient d’abriter son navire et il pourrait aisément gagner à pied en quelques jours le port stellaire, puis revenir ensuite à son navire si tout se passait bien, et s’enfoncer plus profondément dans l’espace vers le centre de la Galaxie.
Il vit la planète grandir sur ses écrans. C’était un monde coloré de rose, de même que la Terre est essentiellement un monde vert.
Cela tenait sans doute à sa végétation, mais plus encore peut-être à la proximité relative d’une étoile rouge qui devait, pendant la plus grande partie de l’année, éclairer les nuits de Glania.
Les bandelettes de métal enserrèrent pour la seconde fois les membres d’Algan. Il posa pour la seconde fois ses doigts sur les touches et se prépara à transmettre aux calculateurs des décisions qui seraient analysées et exécutées ou rejetées suivant leur opportunité.
Le navire tomba comme une pierre vers la surface de la planète afin d’échapper dans la mesure du possible aux faisceaux des détecteurs fouillant le ciel. Il pénétra en sifflant dans l’atmosphère de la planète et ses propulseurs entrèrent en action le freinant brutalement. Mais il avait été construit pour résister à de tels efforts, et des dispositifs complexes entrèrent en action qui limitèrent les effets de la décélération sur Algan.
Le navire s’immobilisa à quelques mètres du sol. Puis il descendit tout doucement, comme retenu par un fil. Il se posa enfin, écrasant sous sa masse la végétation rose, les buissons de mousse qui recouvraient à perte de vue le sol de la plaine.
Algan examina les écrans. Le navire dominait une plaine rose qui se teintait de violet à l’horizon. La nuit était proche, car la lumière blanche du jour cédait la place à la lumière rouge de la nuit. Rien ne bougeait. Il semblait qu’il n’existât sur ce monde aucune vie animale, qu’il fût tout entier réservé à l’immobilité d’une végétation primitive.
Cela correspondait aux rapports qu’il avait lus. Il se leva et déclencha l’ouverture de la porte. Il réunit dans un sac à dos quelques rations, quelques médicaments et l’échiquier. Il glissa des outils dans ses poches.
Glania était le contraire d’un monde désertique, bien qu’elle donnât l’impression d’être une planète désolée, songea-t-il au moment de franchir le seuil de la porte. Il était impossible d’apercevoir une seule roche, un seul endroit qui ne fût recouvert de cette mousse rose qui semblait tapisser la planète. Il se demanda si elle constituerait un obstacle sérieux à sa marche, si le tapis qu’elle formait était épais. Cinquante kilomètres le séparaient du port stellaire. Sur la Terre, c’était une petite distance, mais peut-être avait-il eu tort de penser encore à ses anciennes chasses sur la vieille planète.
Il commença à descendre les échelons lorsqu’un sourd grondement le surprit. Un vent violent le plaqua contre la paroi du navire et il eut même l’impression de la sentir céder. Puis il comprit. La nef était en train de s’incliner, de s’enfoncer dans le sol.
Cette végétation morne cachait un terrain mouvant, peu sûr. Il réfléchit. Il pouvait essayer de rejoindre le poste de pilotage, lancer les moteurs et tenter de s’arracher à l’enlisement. La manœuvre était dangereuse mais concevable.
Mais il hésita trop longtemps et les événements décidèrent pour lui. Le navire oscilla soudain comme s’il était ballotté par une mer déchaînée. Et le vent attrapa Jerg Algan et lui fit lâcher prise. Il tomba sans mal sur un épais tapis de mousse. Il s’enfonça dans la végétation comme dans un lit de ouate. Il se débattit, rencontra un terrain solide et se redressa.
Le navire bascula complètement et sombra entre deux massifs d’herbes roses et spongieuses, sans bruit, comme avalé par une bouche invisible.
Un petit temps, sa proue émergea, puis elle disparut lentement sous les yeux de Jerg Algan, stupéfait et désespéré, flottant à la surface de cette planète de boue, ne parvenant pas à se décider à prendre le chemin du port.
Il était seul, sans armes, sans amis, sans cartes, muni de vivres pour trois semaines, et d’une boussole, d’un échiquier ancien, et de la connaissance vague de l’existence d’un port stellaire à cinquante kilomètres de là.
Etait-ce ce que Nogaro avait voulu ? Ou bien avait-il commis une erreur ? Avait-il pensé que le navire était assez léger pour que la surface de la planète soutînt son poids ?
Cela n’avait plus d’importance maintenant.
Avant même d’être commencée, la mission d’Algan se révélait sans issue.
La progression d’Algan fut plus aisée qu’il ne l’avait craint. Il parvint à se frayer sans trop de peine un chemin entre les hauts massifs de mousse que l’étoile rouge qui dominait le ciel imprégnait maintenant de sang.
Les rafales du vent se calmèrent. L’alternance des jours et des nuits produisait, pensa Algan, de gigantesques marées atmosphériques, chaque soir et chaque matin.
Il couvrit un certain nombre de kilomètres puis il se sentit harassé. Il choisit un endroit où le sol lui parut être particulièrement ferme. L’air était doux et tiède. Il s’allongea, essaya d’oublier la lumière rouge qui forçait ses paupières fermées et s’endormit.