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VI

Les mondes maudits

Il y avait, dans tout l’espace, songeait Jerg Algan, les yeux clos et reposant sur une mousse pourpre et moelleuse, une trame discontinue de matière et de lumière, et une autre trame non moins discontinue de faits et de causes. Et parce que lui, Jerg Algan, avait occupé à un instant donné, un endroit donné de l’espace, à ce moment crucial et décisif de sa naissance, parce qu’il avait grandi sur un monde qui s’appelait la Terre, en une civilisation qui mesurait l’univers en termes de parsecs, et parmi des hommes qui étaient en train de devenir trop différents pour pouvoir encore se comprendre, il fallait qu’il lui arrivât ce qui lui était arrivé, et cela ne pouvait échoir à personne d’autre, et il ne pouvait rien lui arriver d’autre ; c’était une étrange idée que celle de cette étroite fatalité, mais c’était une conclusion finale ; il y avait dans le temps et dans l’espace, un étroit boyau marqué au nom de Jerg Algan, qu’il suivrait, toute sa vie durant, et si loin qu’il allât, il ne pourrait abandonner cette piste inscrite dans les étoiles.

C’était une idée confuse et émouvante. Si loin qu’il remontât dans sa mémoire, il ne l’avait jamais formulée avec cette précision et cette intensité. Il avait toujours eu à des degrés divers le sentiment de la liberté, mais cela s’effaçait. Il n’était rien d’autre, il le savait, maintenant, qu’un pion sur un échiquier comme celui qui reposait à côté de lui, mais infiniment plus vaste, et ceux-là même qui le maniaient n’étaient à leur tour que d’autres pions, bien qu’ils l’ignorassent sans doute, et ainsi de suite, en une échelle vertigineuse et infinie. Il avait senti, souvent, tandis qu’il chassait, jadis, dans les grandes forêts de la Terre, ces liens étroits qui attachent le chasseur au gibier et qui rendent la mort de la proie aussi inéluctable que celle du chasseur lorsque les ans ont passé. Et ces liens étaient faits de la forêt, des sentiers, du vent, des odeurs, et des étoiles, de l’univers entier, mais ils demeuraient étrangement imprécis, presque indiscernables. La bête les percevait vaguement et instinctivement, le chasseur se surprenait à disserter sur eux avec son intelligence, sachant et doutant, connaissant trop peu de chose sur la structure finale de l’univers pour oser décider.

Mais voilà que la proie et le chasseur étaient confondus en sa peau, et que l’échiquier ou le terrain de chasse était l’univers entier, réellement, une planète par case, ou peut-être même une étoile, ou encore une Galaxie.

Et l’enjeu était une simple question.

Qu’est-ce que l’homme ?

Et il y avait une autre question qui faisait en quelque sorte partie de la règle du jeu, du décor, qui était inscrite depuis des temps immémoriaux dans l’espace.

Y a-t-il dans le vide autre chose que l’homme d’assez semblable à lui pour le reconnaître comme un homme et d’assez différent pour n’être pas humain ?

Personne n’avait jamais pu y répondre, ni les philosophes époussetant de leur barbe leurs grimoires, ni les savants, en blouse blanche, penchés sur leurs microscopes et sur les aiguilles sensibles de leurs cadrans. Personne n’avait jamais pu y répondre parce que le temps de la réponse n’était pas venu.

Mais maintenant il l’était. Deux armées gigantesques, ou peut-être seulement les populations de deux fourmilières s’étaient approchées l’une de l’autre au point de se toucher, mais sans se reconnaître encore. Le choc était imminent. Il suffisait du déplacement d’un pion pour déclencher l’engagement.

Et le pion s’appelait Jerg Algan.

Ou peut-être, se dit-il, n’était-il pas aussi important ? Peut-être y avait-il sur le pourtour de deux immenses empires occultés des pions, ou des sentinelles, en grand nombre, prêts à se saluer ou à s’entr’égorger ? Peut-être sa proie et son chasseur l’attendaient-ils dans un fourré de ce monde neuf, aussi ignorants, aussi anxieux que lui-même ?

Il se leva et se secoua. La piste derrière lui s’était presque complètement refermée pendant la nuit. Il ne subsistait dans la mousse et dans la végétation rose qu’une sorte de cicatrice pourpre qui resterait longtemps inscrite dans la peau végétale de la planète. Il se demanda ce que devenait son astronef. Il supposa qu’il était en train de sombrer dans un abîme vivant entre de lourdes masses palpitantes, glissant le long de troncs spongieux.

Il rassembla son équipement et se mit en marche. La nuit semblait rouge, et la clarté faible de la lointaine étoile pourpre jetait un éclat sanglant sur la savane. Il se frayait sans trop de mal un chemin entre les blocs de végétation. Sous ses pas, le sol était souple mais assez ferme pour le porter.

Il pouvait suivre un chemin presque rectiligne. De temps à autre, il consultait l’aiguille de sa boussole. Il estima la distance qui le séparait du petit port astral à une trentaine de kilomètres. La faible pesanteur aidant, il pouvait s’y trouver en une dizaine d’heures.

La peur l’avait abandonné depuis longtemps. Ses muscles et ses nerfs avaient retrouvé les habitudes de ses longues randonnées à travers les contrées abandonnées et sauvages de la Terre. La nuit était fraîche mais sa combinaison le protégeait efficacement du froid. De temps à autre, il entendait un cri étouffé, une sorte de longue plainte monotone, mais il n’avait entrevu jusqu’ici aucun être capable de se mouvoir, et les végétaux ne lui avaient manifesté aucune hostilité.

C’étaient, semblait-il, des êtres extrêmement simples, rudimentaires, comme il en avait vécu sur la Terre deux milliards d’années avant l’apparition de l’homme et comme on en trouvait sur presque toutes les planètes de type terrestre, des ébauches maladroites de ce qui viendrait peut-être.

Et la raison de toutes ces cultures de laboratoire disséminées dans l’espace échappait à Jerg Algan. Peut-être étaient-elles destinées à faire apparaître une vie consciente au bout d’un laps de temps presque inimaginable, ou peut-être représentaient-elles seulement des échecs, ou peut-être la partie se jouait-elle sur un échiquier tellement colossal que la moindre des règles du jeu ne pouvait qu’échapper à un humain.

Le vent se leva et les buissons de mousse plièrent et gémirent sous sa caresse. Le vent faisait aussi partie du jeu dans la mesure où il contrariait ou favorisait la marche d’Algan, dans la mesure où il retardait ou avançait une rencontre qui pouvait être décisive pour l’avenir de l’espèce humaine.

Il poussa Algan en avant. Il le souleva et l’emporta dans l’air, comme une araignée suspendue à son fil, très au-dessus de la plaine pourpre, peuplée de masses indistinctes, tremblantes et sanglantes. Le vent mugit aux oreilles d’Algan et l’entraîna dans l’air dense comme un fleuve emporte une brindille de bois.

Mais l’entraînement qu’Algan avait reçu dans le port stellaire de Dark l’empêcha d’avoir peur. Il fit les gestes qu’il fallait. Il se mit à nager dans le courant d’air glacé. Et, brusquement, il tomba.

La plaine pourpre était coupée en deux par une gigantesque faille. Algan apercevait distinctement les deux falaises abruptes qui bordaient une profonde vallée.

Il battit l’air des bras et parvint à se redresser. Ses mouvements se coordonnèrent. Il parvint à régulariser sa chute. Il toucha le sol et s’enfonça dans un massif de mousse. Il parvint à se dégager. Le bord du gouffre se trouvait à quelques mètres de l’endroit où il était tombé. Et la ville était de l’autre côté.

Il s’assit au bord de la falaise et regarda le ciel. L’étoile rouge dominait le firmament, éclipsant les lueurs plus faibles des autres étoiles, pourtant si nombreuses que le ciel entier en semblait pavé. La proximité du centre de la Galaxie était sensible et les étoiles étaient ici si proches les unes des autres que la nuit n’était guère différente du jour en luminosité, mais que seule la qualité de la lumière variait.