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Il n’y avait rien à faire. La crevasse était un obstacle définitif, aussi définitif qu’une rivière pour une fourmi. Il était parvenu à l’extrême bord d’une case et voici que la case suivante était inaccessible. Il avait parcouru tout ce chemin pour rien.

Il se pencha sur le bord du précipice et vit tout au fond se dresser les troncs mouvants des arbres qui tremblaient dans l’air dense comme les algues de la Terre tremblent dans un courant marin. Puis il leva les yeux, et il aperçut l’autre côté de la faille, l’autre falaise, étincelante comme un mur d’argent, luisant sous les feux de l’étoile pourpre. Et entre ces deux hautes murailles se dressaient des piliers colossaux, des colonnes de temples cyclopéens dont le toit eût disparu, ornées de touffes de végétation violette.

Le vent s’était calmé. Et ce soudain apaisement du vent éveilla son attention. Il y avait quelque chose dans cette faille qui était plus fort que le vent, ou qui déterminait un courant d’air capable d’équilibrer la force du vent qui l’avait tout d’abord entraîné. Il se souvint qu’il avait commencé à tomber au moment même où il survolait les abords de la crevasse. Il se pencha une nouvelle fois vers le gouffre et il sentit un contact tiède sur son visage. Mais ses yeux ne percevaient rien. Il tâta de la main la surface froide de la falaise et eut l’impression de plonger ses doigts dans un liquide. Brusquement, il comprit.

Les bords de la crevasse étaient dépourvus de végétation comme les bords d’une rivière, et la mousse qui couvrait le fond de la vallée se comportait comme des algues de la Terre parce qu’elle avait la même contexture et qu’elle était soumise aux mêmes conditions. Cette immense faille était un fleuve. Mais sur cette planète de faible densité, où le poids comptait peu, et où l’air était si dense, ce n’était rien d’autre qu’un fleuve gazeux, qu’un gigantesque serpentin invisible creusant au cours des âges son lit dans l’écorce cristalline de la planète.

Et c’était, se dit Algan, un fleuve d’un gaz plus dense encore que l’air de la planète, d’un gaz sans doute irrespirable, mais peut-être capable de le porter, pourvu qu’il fît les mouvements nécessaires et que le courant l’aidât. Il arracha une poignée de mousse au bord de la falaise et la lança dans le courant invisible, et elle sombra tout doucement comme retenue par un fil, tombant tout droit vers la paix rouge des profondeurs.

Il rajusta son équipement, resserra les bretelles de son sac et se laissa glisser le long de la falaise, les mains agrippées au bord cristallin. Il eut l’impression de plonger en un liquide tiède, puis il coula et le courant l’emporta. Ses poumons s’emplirent d’un gaz lourd et épais, visqueux, et il suffoqua. Il fit quelques mouvements désespérés, et il émergea brusquement à la surface, et aspira quelques bouffées d’air. Le courant le soutenait sans même qu’il eût besoin de nager. En fait, bien qu’il fût beaucoup plus dense que le gaz dans lequel il était plongé, la tension superficielle suffisait à l’empêcher de sombrer. Mais il était aussi impuissant qu’une fourmi emportée par une rivière ou engluée dans une goutte d’eau.

Il regarda vers le bas et vit défiler à plus de mille mètres en dessous de lui, dans un brouillard sanglant, les corolles épanouies d’algues tressaillantes. Puis il entendit un chuintement qui se transforma bientôt en un grondement assourdissant. Sans qu’il pût rien distinguer, il fut entraîné dans un tourbillon, et avant qu’il eût eu le temps de plonger pour échapper au maelström, il sombra et perdit connaissance.

Sa tête heurta un objet dur et ses doigts s’agrippèrent fébrilement à une corde. Il se hissa et ses poumons s’emplirent d’air. Ses tempes bourdonnaient. Il entendit des cris, il vit tout contre lui une masse sombre et énorme qui lui cachait la falaise la plus éloignée. Puis il reconnut nettement des appels, proférés par une bouche humaine, il perçut le bruit de pieds nus courant le long d’un pont, un filet s’abattit sur sa tête et sur ses épaules, il sentit qu’on le hissait et qu’on le déposait sans ménagement sur une surface dure. Des mains le palpèrent. Il voulut appeler, mais, lorsqu’il ouvrit les yeux, l’étoile rouge qui dominait le ciel lui rit brutalement au visage, et tout, autour de lui, devint obscurité et silence.

Le jour s’était levé, et, avec l’aube, la tempête qui avait agité la surface du fleuve gazeux s’était calmée. Jerg Algan arpenta le pont d’un bout à l’autre. Le navire, de fabrication grossière, taillé dans les troncs spongieux et légers des arbres roses, mesurait près de cent mètres de long et Algan en comprit aisément la raison. La différence de densité entre le bois des arbres et le courant gazeux était si faible qu’il fallait une masse immergée considérable pour porter un faible poids. Le navire se contentait de suivre le courant. Il ne comportait aucun élément moteur, et sa direction était tant bien que mal assurée par des sortes d’immenses voiles immergées dans le fleuve gazeux, qui tenaient lieu de dérives ou de rames. Sa proue se dressait fièrement au-dessus de la surface invisible et fendait des vagues indiscernables, tandis qu’à sa poupe se dressait un mât dont la hune était perpétuellement occupée par une vigie.

Un tel navire pouvait être rapidement construit, et ses constructeurs devaient l’abandonner à la fin du voyage, dans l’impossibilité où ils se trouvaient de lui faire remonter le courant.

Les marins qui assuraient le pilotage de cet étrange navire et qui avaient recueilli Jerg Algan étaient des hommes au teint recuit par les durs rayons du centre de la Galaxie. Ils s’inquiétaient peu de leur passager involontaire. Ils parlaient entre eux une langue inconnue d’Algan, sans doute dérivée d’un des nombreux langages parlés dans la Galaxie, mais depuis si longtemps qu’un linguiste émérite s’y fût perdu.

Ils étaient une dizaine sur le pont, mais Algan entendait par moment des rires et des chants monter de la cale, et il pensa qu’il s’agissait d’une expédition de chasse ou encore d’une équipe de mineurs, qui, leur saison terminée, revenaient vers le port stellaire, vendre le maigre produit de leur travail.

Peut-être étaient-ils les lointains descendants d’un navire cloué sur cette planète par d’irréparables avaries, ou peut-être encore, de pionniers sciemment abandonnés par Bételgeuse dans l’espoir qu’une civilisation originale se créerait là ? Ils semblaient retombés à un niveau presque primitif, mais leurs manières demeuraient celles de civilisés, et dans leurs esprits le peu qu’ils savaient du passé de leurs ancêtres et de la civilisation galactique devait faire un bien étonnant mélange. Ils ne semblaient nullement malheureux. A sa façon, cette planète était accueillante, et ces hommes avaient retrouvé le mode de vie des civilisations, presque entièrement oubliées, qui avaient essaimé un beau jour sur toute la surface de la Terre et qui s’étaient dispersées entre les îles du Pacifique.

Mais le nouveau Pacifique de la civilisation dominée par Bételgeuse était l’espace entier, et les îles enchantées ou les terres maudites des légendes tournoyaient dans le noir autour des multiples soleils de la Galaxie.

Et l’analogie n’avait pas de sens, se disait Jerg Algan, allongé à la proue du navire sur le bois spongieux du pont, tournant et retournant entre ses doigts le petit échiquier couvert de fines gravures et symbole de l’univers, contemplant les bords sinueux du fleuve indécelable, apercevant comme une vague brume les ondulations lentes de la surface gazeuse, qui venaient se briser dans un léger clapotis contre la haute coque.

L’analogie n’avait pas de sens parce que la grande dispersion de l’antique civilisation du Pacifique avait été déterminée par le hasard et par l’Histoire, tandis que celle-ci avait été fabriquée de main d’homme. Sciemment, des hommes avaient été égarés, abandonnés sur des mondes neufs afin que l’Histoire prît un tour prévu. Et derrière cette froide conception de la conquête de la Galaxie, se trouvait Bételgeuse… Bételgeuse qui, non contente d’avoir donné aux hommes l’empire de l’univers, entendait encore s’assurer celui de l’Histoire humaine ; celui de l’avenir.