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Une rage froide et soudaine envahit Jerg Algan. Ses mains posées sur le bois poli de l’échiquier tremblèrent. Sa vieille haine d’homme d’autrefois s’était réveillée à l’égard de Bételgeuse. Mais elle avait maintenant, il le voyait, un sens qui lui donnait une nouvelle profondeur. Il n’était qu’un pion, mais son camp se trouvait de l’autre côté de l’échiquier, quel qu’il fût. Bételgeuse n’était pas seulement l’ennemie, elle était aussi l’adversaire dans la partie cosmique.

La vigie poussa un long hurlement, et Algan, craignant quelque embuscade, se redressa à demi. Mais il vit seulement un immense filet de fibres végétales, barrant toute la largeur du fleuve gazeux, appuyé ici et là sur les énormes pitons rocheux qui jaillissaient du lit de la vallée tels des troncs d’arbres morts, et les hautes constructions blanches d’un port stellaire émergeant du fouillis mauve de la savane.

Les hommes se précipitèrent sur le pont et s’affairèrent aux lourdes dérives dans le tonnerre des clameurs et le fracas grinçant des poutres. La marche du grand navire se ralentit peu à peu, et de longues cordes freinèrent sa course amortie. Sa proue vint enfin se prendre dans les filets, et il s’immobilisa, presque au milieu du fleuve, flottant apparemment au-dessus de mille mètres d’air.

Puis, de nouvelles cordes furent nouées à ses flancs, et, tirées par d’invisibles haleurs, l’entraînèrent vers le rivage. Il accosta à la falaise d’argent, juste en dessous des bâtiments du port stellaire, et les hommes se précipitèrent en courant sur la piste sinueuse que des milliers de pieds nus avaient tracée entre le fleuve de gaz et le village.

* * *

Le visage d’une blancheur de craie, sillonné de mille rides, se tourna lentement vers Algan. Le vieillard était incroyablement tassé au fond d’un fauteuil de métal sans doute arraché jadis aux restes fumants d’un navire détruit.

Ses yeux mi-clos se portaient alternativement sur la cour boueuse limitée au fond par une sorte de cabane construite dans le bois spongieux des forêts de la planète et sur les deux côtés par deux haies épineuses de cactus importés de la Terre. Les plantes vertes détonnaient étrangement sur le fond rose et mauve de la végétation de la planète.

Et au-dessus de la cour et de la cabane, écrasant le vieillard tassé au fond de son fauteuil, de sa masse haute et blanche, se dressait le port stellaire, silencieux, tendu vers les étoiles comme la silhouette d’un guetteur. Des carcasses d’astronefs émergeaient par endroits de la végétation envahissante ; leurs carènes démembrées évoquaient les contours démodés des navires des premiers temps de la conquête.

Les lèvres du vieillard, fines et sèches, s’agitèrent sans produire aucun son. Puis elles égrenèrent des mots inconnus, faiblement et sourdement. Enfin, avec une immense lenteur, comme si elles remuaient un poids presque invinciblement lourd, elles prononcèrent des mots qu’Algan put comprendre.

— Il y a bien longtemps, disait le vieillard, bien longtemps.

Il se tut et sa main droite quitta ses genoux et se tendit vers Algan. Elle semblait presque bleue, dans la lumière du jour, et la peau en était si parcheminée que chaque veine, chaque tendon, chaque muscle, et chaque os en étaient distinctement visibles.

— J’ai oublié les mots, disait le vieillard. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas parlé cette langue. Ce sont des enfants, ici, vous savez, des enfants… Il faut leur parler la langue des enfants.

— Je viens de la Terre, dit Algan, à voix basse, craignant de voir tomber cette forme en poussière si sa voix ébranlait l’air trop fortement.

— Comment ? cria le vieillard d’une voix aigre, se penchant en avant et semblant enfin apercevoir de ses yeux jaunes et chassieux le visiteur.

— Je viens de la Terre, dit Algan, à voix plus forte.

Il avança d’un pas et resta là au beau milieu de la cour, les pieds dans la boue, rejetant en arrière d’une main mal assurée les bretelles du sac qui contenait son équipement, inspectant la cabane et les taches vertes et insolites des cactus.

— La Terre n’existe plus, dit le vieillard. Il cherchait visiblement ses mots et Algan crut qu’il s’était mal exprimé.

— La Terre n’existe plus, répéta le vieillard. La radio ne parle plus que de Bételgeuse, aujourd’hui.

Ses yeux se fermèrent et il hocha la tête comme pour approuver ses propres souvenirs.

— J’ai connu un temps, dit-il, un très vieux temps où Bételgeuse n’était qu’une colonie, et la Terre était forte et puissante et nous étions de fiers pilotes. Oui, oui, de fiers pilotes. Nous sautions d’un monde à l’autre en ce temps-là, nous étions ivres et jamais lassés. Il nous fallait du changement, toujours du changement. C’est pourquoi nous sommes toujours vivants.

» Mais voyez-vous, nous n’avions pas d’importance. Non, vraiment pas. Ceux qui étaient restés sur les planètes que nous avions découvertes avaient de l’importance, eux. Ils mouraient, mais ils étaient gouverneurs, marchands, techniciens. Nous, nous n’étions que des têtes brûlées qui sautaient d’un monde sur l’autre, sans jamais savoir s’arrêter, et nous vivions. Nous voyions les autres vieillir et s’en aller, et à chacun de nos voyages, lorsque nous rentrions, les fils de nos amis avaient remplacé leurs pères et nous repartions, et les années passaient. Mais la Terre… il n’y a plus de Terre. Je n’ai jamais revu la Terre. Elle est finie, maintenant, tout comme je suis fini. Je ne la reverrai jamais, vous savez.

Ses yeux clignotèrent et il posa ses mains sur les bras de son fauteuil.

— Qui êtes-vous, fiston ? dit-il, je ne vous ai jamais vu par ici. Vous êtes un homme de l’espace, n’est-ce pas ? Je l’ai pensé tout de suite. Vous ne parlez pas ce damné patois qu’ils emploient ici, mais j’ai presque oublié notre bonne vieille langue des navires.

— Je viens de la Terre, dit Algan, mon nom est Algan, Jerg Algan. On m’a dit sur Ulcinor que vous pourriez me donner certains renseignements.

La froideur de sa propre voix étonna Algan. Il sentait de plus en plus nettement grandir en lui un être dont la lucidité glaciale l’effarait. Il laissa glisser à terre son sac et l’ouvrit. Il en tira l’échiquier et le glissa sous les yeux du vieillard. Il se pencha vers le visage ridé, attentif au moindre signe.

Le vieil homme eut un rire aigre qui fit frissonner Algan.

— Ils n’ont pas voulu me croire, oh ! ils n’ont pas voulu me croire et ils m’ont laissé pourrir sur ce monde maudit, et maintenant ils viennent me chercher, parce qu’ils ont peur, parce que les Temps approchent et que les Maîtres grondent, parce qu’ils découvrent un à un les Mondes Maudits. C’était une fière expédition, n’est-ce pas ? Avec un jeune capitaine et des navires tout neufs. Et voilà tout ce qu’il en reste, le pauvre vieux toqué sur sa planète de malheur. Et pas même un navire de la Terre qui fasse escale de temps à autre.

Puis il releva la tête et fixa durement Algan. Il restait dans ses yeux un éclat froid qui avait dû, jadis, être insoutenable, qui s’était peu à peu durci à la lumière d’innombrables soleils et au contact de la noirceur abominable d’espaces sans espoir.

— Qui êtes-vous, dit-il de sa voix fêlée, pour posséder l’échiquier des Maîtres ? Tout au long de ma longue vie, je ne l’ai vu que trois fois. Une fois c’était celui-là même que vous possédez, ou un autre qui lui ressemblait absolument, et les deux autres fois, je l’ai vu gravé sur les noires murailles de citadelles maudites. Qui êtes-vous ? Sortez d’ici, laissez-moi en paix. J’ai fui ce souvenir toute ma vie. Ou bien êtes-vous l’un des leurs ? Venez-vous prendre mon âme comme vous avez fait pour tous les autres pauvres marins que vous avez engloutis vivants ?