— J’essaie de savoir, dit Algan, tout simplement. Je viens d’Ulcinor où j’ai trouvé cet échiquier. Je suis à la recherche d’une arme qui me permette d’abattre Bételgeuse. Je n’ai pas pu me poser dans le port stellaire de cette planète parce que mon astronef eût été abattu dans votre ciel avant même que j’eusse eu le temps de me poser. Je me suis posé dans la brousse et j’ai couvert une longue distance à pied. J’ai été sauvé une fois par des humains, et je sais qu’ils ne parleront pas ou que Bételgeuse se souciera peu de leurs racontars. Je vous fais confiance. Vous pouvez appeler les hommes du port stellaire et me faire arrêter, mais je crois que vous m’écouterez d’abord.
— Peut-être, dit le vieil homme. Peut-être. Sa tête dodelinait tout doucement sur ses épaules. Je vous crois. J’ai dû fuir, moi aussi, autrefois. Je vous crois. Je vais vous aider. Je ne peux pas faire grand-chose, mais je le ferai. Vous avez franchi l’espace et moi aussi, cela suffit. Que voulez-vous, au juste ?
— Je veux savoir ce qui vous est arrivé depuis le moment où l’expédition à laquelle vous apparteniez a disparu, et comment vous avez survécu, et ce que vous avez dit à Bételgeuse et ce que vous avez raconté aux marchands puritains. Ce sont eux qui m’ont dit que je pourrais vous trouver ici, et que vous étiez le seul homme à pouvoir m’aider.
— Ils savent tout, dit le vieil, homme. Ils savaient déjà tout alors que je voyageais encore entre les étoiles, il y a de cela, voyons, cinquante ans, peut-être soixante ans. Ils en savent plus que moi sur moi-même. Je ne vous apprendrai rien, si vous venez de leur part.
» Je peux toujours vous raconter l’histoire puisque vous possédez l’échiquier.
Et il parla, tandis que Jerg Algan l’écoutait, debout au centre de la cour boueuse, sous un ciel qui passait insensiblement du mauve au rose, entre deux barrières de cactus verts et déplacés sur cette planète par un hasard presque invraisemblable, tenant entre ses doigts un échiquier incroyablement vieux, probablement fabriqué par une race inconcevablement plus ancienne que l’homme et incroyablement plus avisée.
— Nous nous étions aventurés, disait le vieil homme, dans la direction du centre de la Galaxie. Vous savez que la Galaxie se présente comme une roue, et que la Terre se trouve dans une partie relativement extérieure de cette roue, et que, de tout temps, les voyageurs interstellaires ont été tentés par cette idée d’atteindre le centre mathématique de la Galaxie, cet endroit où l’espace souffre les distorsions les plus extraordinaires et où les étoiles sont si nombreuses que le ciel entier semble fait d’une voûte d’or.
» Nous étions partis glorieusement, quinze navires, un capitaine neuf et un équipage de savants, de techniciens et de marins comme moi tous gonflés à bloc. C’était le temps où chacun pouvait espérer être son petit Christophe Colomb à lui tout seul, et croire à l’Eldorado. Mais nous avions, si jeunes que nous étions, déjà une certaine expérience et nous savions que la plupart des mondes que l’homme découvre sont effroyablement étrangers et hostiles. Aussi prenions-nous toutes sortes de précautions.
» Nous avions déjà croisé pendant une bonne année et nous avions couvert un chemin considérable en direction du centre de la Galaxie, lorsque nous eûmes l’impression de pénétrer dans une région stellaire différente de toutes celles que nous avions jusque-là traversées. Nos instruments ne nous donnaient plus que des renseignements inexacts. Et nos calculs de position, pourtant soigneusement vérifiés, nous jouaient parfois d’étranges tours. Les physiciens de notre expédition donnèrent des noms à toutes ces aberrations et nous dirent qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Ils calculèrent même les conditions du nouvel espace que nous traversions, et nous n’en parlâmes pas davantage. Nous étions tous prêts à rencontrer les choses les plus extraordinaires et ces quelques variations à peine chiffrables en lointaines décimales ne nous émouvaient guère.
» Et pourtant, nous aurions dû nous méfier, car c’était le signe que nous pénétrions dans le domaine des autres. Nous nous trouvions alors bien au-delà de la Galaxie humaine actuelle, bien plus près du centre de la Galaxie qu’aucune expédition ne l’avait été avant nous et ne l’a été depuis à ma connaissance.
» Nous franchîmes, sur une épaisseur de plusieurs années-lumière, une zone de soleils morts, ou dépourvus de planètes. Aucun de nos astronomes ne put expliquer cette formation, mais cela n’attira pas autrement notre attention. Maintenant, je sais que nous avions traversé une frontière et que nous étions arrivés dans un domaine dont il vaudrait mieux ne pas parler.
» Nous découvrîmes enfin une étoile entourée de planètes. Nous les explorâmes toutes. Et, sur la sixième à partir du soleil, nous découvrîmes une citadelle noire.
» Oh ! personne n’en perça le secret. Nous la repérâmes du haut du ciel, tant elle était énorme, tandis que nous encerclions la planète de notre orbite. Nous fondîmes sur elle au travers des nuages, et nous écrasâmes sous le poids de nos navires une large portion de la jungle qui recouvrait la planète. Nous n’avions capté aucun message, et la citadelle paraissait déserte.
» Lorsque nous nous fûmes posés à distance respectable, nous nous mîmes en marche vers elle. C’était une planète du même type que la Terre, dotée pourtant d’une gravité plus forte qui rendait nos pas plus pesants. Nous nous frayions, dans une jungle lourde et humide, un chemin pénible. Et nous vîmes grandir sur l’horizon les murs colossaux de la citadelle inhumaine.
» Le silence était total. Il n’avait sans doute pas été rompu depuis des milliers, peut-être des millions d’années. Du moins cette impression flottait dans l’air et nos pas étaient mal assurés. Nous frémissions chaque fois qu’une brindille se brisait sous nos bottes et nos mains étaient continuellement posées sur la crosse de nos armes.
» Nous vîmes monter dans le ciel ces hautes murailles, si vastes qu’elles nous cachaient la moitié du ciel et qu’elles jetaient sur le paysage que recouvrait leur ombre une nuit presque complète. Nous nous aventurâmes même jusqu’au pied de ces hautes falaises d’onyx poli, qui semblaient devoir à chaque instant s’effondrer sur nous, car elles étaient obliquement implantées dans le sol et surplombaient le terrain environnant.
» Et je remarquai lorsque je fus tout près du mur, à trois fois la hauteur d’un homme environ, une gravure aussi fraîche que si elle avait daté de la veille, alors que son âge n’était probablement pas mesurable avec nos unités, et cette gravure représentait, en plus grand, l’échiquier même que vous possédez.
— Et l’expédition disparut ? demanda Algan. Il avait été chercher dans la cabane un billot de bois rose sur lequel il s’était assis. Il regardait les murailles du port stellaire devenir lentement luminescentes tandis que la nuit tombait et que se précisait dans le ciel l’éclat de l’étoile rouge qui commençait à teinter de sang toutes choses.
— Non, dit le vieillard, pas cette fois-là. Ce jour-là, nous regagnâmes nos navires et nous discutâmes. Les marins étaient d’avis de prendre le large au plus vite. De vieilles légendes couraient dans leurs cervelles et, bien qu’ils n’y crussent guère, ils n’étaient pas loin d’y prêter maintenant une certaine attention. Mais les savants, et parmi eux l’unique historien de l’expédition, ne se tenaient plus de joie et devenaient à moitié fous à l’idée de manquer une telle occasion. Finalement, le point de vue des marins, qui avaient l’oreille du capitaine, l’emporta. Nous abandonnâmes la citadelle noire et octogonale et plus haute que les plus hautes montagnes de la Terre, mais nous portâmes sur nos cartes l’emplacement de cette planète avec l’idée bien arrêtée d’y revenir lorsque nous aurions superficiellement exploré ce secteur stellaire.