» Un mois plus tard, à peine, nous nous posâmes sur une planète absolument morte, un monde de vide et de silence, l’un de ces rochers errants qui furent autrefois la terreur des navigateurs, une terreur purement superstitieuse, du reste, puisque les radars permettaient de les éviter et qu’ils ne gênaient pas plus que les autres mondes la navigation stellaire. Nous avions repéré du haut de notre orbite la seconde de ces citadelles.
» Voyez-vous, nous fûmes comme ivres. C’était la première fois que l’homme rencontrait dans l’espace la trace d’une autre vie, l’espoir d’une autre civilisation, et cette civilisation était ou avait été interstellaire. Le doute n’était pas possible. Deux races différentes n’auraient pu créer en s’ignorant, deux citadelles si énormes et si semblables, défiant si visiblement les lois qui régissent l’univers.
» Nous nous posâmes en hâte. Nous construisîmes une station. Nous déballâmes nos tracteurs. Nous n’avions pas sur cette planète à lutter contre la jungle, et, malgré l’absence de toute atmosphère, notre travail s’en trouvait facilité.
» Je fis personnellement, à bord d’un tracteur, le tour de la citadelle. Et de place en place, je remarquai l’échiquier aux soixante-quatre cases, gravé dans une roche si dure que nos meilleurs instruments ne parvenaient pas à l’entamer.
» Etait-ce un symbole ou une serrure ? Nous nous posions la question et les langues allaient bon train. Nous fouillâmes la bibliothèque du bord à propos du jeu d’échecs et nous apprîmes qu’aucune des civilisations de la Terre, disséminées dans le temps et dans l’espace, n’avait paru autrefois ou ne paraissait aujourd’hui l’ignorer, qu’il avait tenu dans certaines d’entre elles un rôle religieux ou magique et qu’il correspondait merveilleusement à certaines caractéristiques de l’esprit humain.
» Peut-être, nous demandions-nous, derrière ces hautes murailles obliques, se trouvaient le secret de l’origine de l’homme et le secret de l’origine de la vie ?
» Et le vingt-cinquième jour de notre présence sur ce monde, après plus de quinze mois de randonnée stellaire, les hautes portes de la citadelle s’ouvrirent. Elles dévoilèrent un monde de lumière et de courbes entrelacées comme nous n’en avions pas rêvé et comme n’en ont jamais décrit les poètes drogués. De petites expéditions s’engagèrent dans les profondeurs de la citadelle. Elles revinrent, ébahies par les dimensions et la disposition incompréhensible des couloirs de ce labyrinthe.
» Alors, nous commîmes une erreur. Nous décidâmes d’employer l’expédition dans son ensemble à explorer la citadelle. Les savants l’avaient demandé avec véhémence, et les marins avaient cessé de croire au danger.
» Je fus laissé de garde à l’extérieur des portes, je recevais et je centralisais les messages des explorateurs. Des heures passèrent. Je sommeillais dans mon scaphandre malgré les drogues qui m’avaient été administrées, lorsque je vis les hautes portes noires, obliques comme les murs, se refermer silencieusement. Ce n’étaient que d’immenses dalles, portant chacune le signe de l’échiquier, qui pivotaient de l’intérieur de la citadelle et qui obturaient hermétiquement l’ouverture restée béante pendant plusieurs jours. Les appels dans mes écouteurs s’affaiblirent, puis se turent. Je sautai dans l’un des tracteurs et filai à toute vitesse vers la station et les fusées, mais je vis soudain un éclair parcourir le ciel, et la station et les fusées explosèrent, allumant d’une immense flamme tout l’horizon de la planète. J’arrêtai le tracteur, je sautai en bas et je me mis à courir, et à peine avais-je fait cent pas que malgré l’absence d’atmosphère, j’entendis un bruit gigantesque, une poigne de fer me saisit et me jeta au sol, tandis qu’à la place du tracteur ne subsistait qu’un cratère fumant.
— Il ne se passa rien d’autre ? demanda Jerg Algan.
— Presque rien, dit le vieil homme. Le ton de sa voix s’était peu à peu élevé tandis que les mots d’une langue chargée d’archaïsmes passaient de plus en plus facilement entre ses lèvres. Ses yeux souriaient maintenant paisiblement. L’ironie amère du début les avait abandonnés.
— Presque rien, répéta-t-il. J’attendis la mort pendant cinq jours, car je n’avais dans mon scaphandre des réserves d’air et de vivres que pour quelques semaines au plus, puis des hommes vinrent du ciel et me sauvèrent.
» Mais ils ne venaient pas de la Terre, ni de Bételgeuse, ni d’aucun monde connu, leurs astronefs étaient différents des nôtres, et moins perfectionnés, du reste, et ils ne comprenaient pas plus ma langue que je ne saisissais la leur.
VII
De l’autre côté de la Galaxie
— Des hommes ? dit Jerg Algan.
— Des hommes, répéta le vieillard, en agitant nerveusement ses mains décharnées. Vous pouvez me croire ou non, me traiter de fou comme ces gens de Bételgeuse qui m’ont exilé ici, ou m’écouter silencieusement comme ces marchands puritains d’Ulcinor qui ne m’ont pas donné le quart de la somme qu’ils m’avaient promise. Mais ce sont des hommes qui m’ont sauvé. Ils n’étaient même pas très différents de nous. Leurs oreilles étaient petites et pointues, leur teint était très pâle, leur taille moindre que la nôtre, leurs gestes plus vifs et plus gracieux, leur langue était d’une incroyable complexité pour ce que j’ai pu en comprendre et leur tempérament les portait beaucoup moins que nous à l’action, mais c’étaient des hommes. Et savez-vous comment j’ai appris à communiquer avec eux ? Vous pouvez chercher cent mille ans. Vous ne le trouverez pas, bien que ce soit entièrement et absolument logique. En jouant aux échecs. Rien d’autre. Voyez-vous, le roi, la dame et les pions peuvent porter d’autres noms, et affecter d’autres formes, mais les mouvements sont partout les mêmes, et les possibilités des soixante-quatre cases sont partout presque infinies, presque aussi infinies que l’univers lui-même.
— D’où venaient-ils ? demanda Algan. Son cœur battait à grands coups et sa voix était rauque. Il sentit soudain peser sur ses épaules le poids d’une longue fatigue accumulée, mais il lutta pour garder les yeux ouverts et pour maintenir son esprit éveillé.
— De l’autre côté de la Galaxie, dit tranquillement le vieil homme. Ses traits semblaient s’être apaisés et ses mains reposaient maintenant calmement sur ses genoux.
— Je suppose que vous ne me croirez pas, poursuivit-il, je suppose que vous me tenez pour un vieux fou que vingt années d’exil ont rendu mythomane. Je ne puis pas vous donner de preuve. Mais, somme toute, vous êtes venu chercher une histoire, n’est-ce pas ? Faites-en ce que vous voudrez.
— Je vous crois, murmura Algan, sentant le vent du soir passer sur sa nuque. Trois lunes roses se levaient au-dessus du port stellaire, qu’il n’avait pas remarquées la nuit précédente. Puis il s’aperçut que ce n’était que les reflets, sur les nuages bas, des puissants projecteurs de la tour.
Il n’avait pas d’autre possibilité que de croire le vieil homme, pas d’autre issue que de faire confiance à un vieillard recroquevillé sur son passé, témoin d’un accident unique et incroyable. Mais plus rien n’était réellement incroyable, songea-t-il, les limites du possible avaient été définitivement repoussées par la proue des navires sillonnant le vide à la vitesse de la lumière, le monde s’était soudain élargi très au-delà de ce que l’expérience humaine contenait, admettait, et tout cet espace laissé libre dans l’esprit des hommes appartenait au merveilleux, au fantastique. Il y avait déjà eu des périodes semblables dans l’histoire humaine, lorsque des terres neuves avaient été entrevues à l’Occident par des navigateurs ; le doute, là aussi, s’était effacé devant la crédulité. Puis, les terres une fois conquises, les hommes s’étaient défait de leur ivresse passée. Mais, dans le ciel, il resterait toujours des terres.