A moins que les planètes nouvelles ne fussent déjà occupées.
— Il m’importe peu que vous me croyiez ou non, dit le vieil homme d’une voix soudain usée et chevrotante. C’étaient des hommes, tout comme nous, c’est tout ce que je puis dire, et ils venaient de l’autre côté de la Galaxie. Ils étaient nés dans les mêmes conditions que l’homme sur la Terre, et ils n’eurent guère besoin de me raconter l’histoire de leur espèce. Je m’aperçus bientôt que je la connaissais. C’était l’histoire humaine, voyez-vous. Avec quelques variantes, bien sûr. La nature leur avait été plus clémente qu’à nous. Et leur développement en fut sensiblement allongé. Mais il fut plus régulier que le nôtre. Voyez-vous, ils étaient moins agressifs que ne le sont les hommes et ils commirent au cours de leur histoire moins d’erreurs, pas beaucoup moins, mais juste assez pour qu’ils n’aient pas à reprendre la civilisation par le début toutes les quelques centaines d’années. Leur langue aussi était très différente de toutes celles que les hommes ont connues, beaucoup plus souple, mais beaucoup plus difficile aussi que celles que pratiquèrent les hommes. Il m’a semblé qu’ils n’ont jamais connu ce que nous appelons la Tour de Babel. Et leur façon de penser et même la configuration de leur système vocal s’en sont trouvées modifiées au point que j’aurais bien de la peine à répéter maintenant un seul de leurs mots et qu’ils ne parvinrent jamais à prononcer certains phonèmes de la Terre.
» Mais cela ne constitue pas une vraie différence. Tout cela existe ou a existé sur la Terre et les hommes sont pourtant tous des hommes. Et eux aussi étaient des hommes. Et comme nous, ils se demandaient pourquoi ils étaient des hommes.
— Le Hasard, souffla Algan. La Galaxie est si vaste.
— Peut-être, dit à voix basse le vieillard, peut-être. Je n’ai jamais très bien su ce qu’était le hasard. Mais je ne crois pas que le hasard soit responsable du développement simultané de plusieurs races humaines en des points divers de la Galaxie, et de leur rencontre au moment précis où elles apprennent tant bien que mal à naviguer entre les étoiles. Et j’ai de meilleures raisons encore de ne pas le croire. Attendez un instant. J’ai soif. Voudriez-vous entrer dans la cabane et prendre la gourde de métal qui se trouve sur la table et deux verres que vous trouverez sur une étagère, au-dessus de la porte. Je ne peux pas bien parler lorsque ma gorge est sèche.
Algan se leva et posa l’échiquier sur le billot de bois rose qui lui avait servi de siège. Il traversa la cour, attentif au clapotement de ses bottes dans les flaques d’eau que la lumière de l’étoile rouge avait empourprées d’une façon inquiétante. Il dut se baisser pour franchir la porte et il demeura un instant indécis dans la pénombre rose de la pièce. A ses pieds un rond net marquait l’emplacement du billot qu’il avait déplacé tout à l’heure, mais partout ailleurs, sauf en deux étroits sentiers allant de la porte au lit de bois à peine raboté, et du lit à la table, une fine poussière rose dénonçait le passage du Temps, jamais contrarié par le vieux pilote qui l’avait oublié.
Mais ces années passées n’étaient rien auprès de celles qui s’étaient dissoutes dans l’espace et qui formaient toute la mémoire du vieillard. Il était né en même temps que certains des ancêtres d’Algan si lointains que plus personne sur la Terre n’aurait pu dire leur nom, et qu’il n’en restait peut-être même pas une trace dans les poussiéreuses archives de la vieille planète ou sur les dalles des cimetières de Dark. Il avait croisé longtemps entre les étoiles, et son temps de vie s’était effroyablement allongé. Il n’était plus qu’une sorte de fossile abandonné par les courants de l’espace en cette cabane sale et misérable. Avec des milliers d’autres, il avait défié le temps. Lui seul avait survécu, mais finalement, le temps s’était vengé.
A sa façon.
Et sa vengeance était inscrite dans la poussière qui recouvrait le plancher et les meubles, un cristal arraché à une montagne inconnue, le crâne d’un animal fabuleux, un antique fusil suspendu à une poutre par sa bretelle de cuir racorni.
La gourde de métal brillait sur la table. Algan s’en empara. Il choisit sur l’étagère, au-dessus de la porte, deux verres que la poussière semblait avoir épargnés.
— Je vous remercie, disait le vieillard. Il m’est difficile de me déplacer, maintenant. Il y a deux ans, je battais encore les forêts environnantes, mais aujourd’hui c’est fini. Tout a une fin, n’est-ce pas ? même l’espace.
Du bout des lèvres, Algan goûta la liqueur ; elle était douce et sucrée.
— Ils ne venaient pas exactement de l’autre côté de la Galaxie. Mais ils étaient originaires d’une contrée si lointaine que les étoiles qui leur étaient familières, sont pour nous confondues dans un brouillard de soleils et que leur localisation n’aurait guère de sens, même pour le meilleur de nos astronomes. En fait, l’expédition qui me recueillit s’était davantage encore éloignée de sa base de départ que la nôtre. Je vous ai dit que leurs aéronefs étaient moins perfectionnés que les nôtres et moins rapides. Mais la durée n’avait pas pour eux le même sens que pour nous, du moins pas exactement. Ils s’inquiétaient peu de passer leur vie entière dans un astronef ou sur leur propre monde. Ils raisonnaient un peu, comme font les gens de Bételgeuse, en termes de continuité et de siècles. Mais peu importe.
» Vous savez que la Galaxie a été artificiellement divisée par nos cartographes en quatre quarts, et en trois cent soixante secteurs, comme l’on découpe une roue. Vous savez que la Galaxie humaine s’inscrit dans les quatre premiers secteurs. Eh bien, leur pays d’étoiles se situait dans le douzième secteur à partir de celui de la Terre, à une distance du centre de la Galaxie sensiblement égale à la moitié de celle qui sépare le système solaire de ce même centre. Tout cela pour vous dire qu’ils habitaient en une région inconcevablement lointaine, même pour une nef stellaire rapide.
» Mais ils ne furent pas tellement étonnés de me rencontrer. Il semblait qu’ils s’attendaient à cette rencontre. D’étranges traditions couraient parmi eux. Et certaines disaient qu’il existait d’autres populations humaines, en des secteurs de la Galaxie plus éloignés encore, qu’il y avait tout autour de ce noyau le soleil qui forme le centre de la Galaxie, une série de noyaux humains séparés par d’immenses abîmes, mais en train de coloniser ces espaces et de se rencontrer, en train de former une gigantesque chaîne tout autour de notre galette de soleils.
» Peut-être n’étaient-ce que des légendes. Je n’ai jamais pu savoir s’ils avaient réellement rencontré d’autres groupes humains parvenus à l’état de civilisation interstellaire, ou s’il s’agissait seulement de vagues prophéties, chargées de mystère par les siècles. Et, lorsque j’ai parlé aux gens de Bételgeuse de cette couronne humaine enserrant le centre de la Galaxie, ils m’ont ri au nez.
» Mais je suis sûr que ces hommes qui m’ont sauvé savaient quelque chose que les hommes de la Terre ont peut-être su, autrefois, et qu’ils ont oublié à la suite d’un de ces bouleversements dont leur histoire est faite. Ils affirmaient aussi qu’il n’existait pas de semblables noyaux humains dans les régions plus proches du centre de la Galaxie, que ces régions étaient en quelque sorte interdites ; ils disaient qu’elles appartenaient aux Maîtres qui nous ont créés. Mais pas plus que nous, ils ne savaient pourquoi ces Maîtres hypothétiques nous avaient créés. Ils ne savaient même pas si ces Maîtres existaient encore ou étaient morts. Ils pensaient seulement qu’ils avaient ensemencé certaines régions de l’espace dans un but précis, mais secret, et que, tout ce temps, ils avaient attendu que se réalisât un dessein inconnu des hommes, et que, parfois, ils avaient agi, mais sans que les hommes s’en rendent compte.