» Vous pouvez prendre tout cela pour un ramassis de légendes, et c’est ainsi que je l’ai longtemps pris. Mais maintenant, je crois qu’il existe un peu partout sur le pourtour de la Galaxie, des groupes humains qui commencent tout doucement à explorer leurs régions stellaires. C’est tout ce que je puis vous dire.
» Ils me déposèrent après un long voyage sur une planète des Marches colonisées. J’atteignis à pied un port stellaire et je me fis rapatrier par des voies détournées. Un beau jour j’essayai de vendre ce que je savais aux Puritains, mais Bételgeuse l’apprit, et, lorsque j’eus dit aux hommes de la Police psychologique ce que je viens de vous dire, ils se moquèrent de moi et m’exilèrent ici. Mais je sais que les Temps approchent.
— Soit, dit Algan, mais n’avez-vous pas une preuve, l’ombre d’une preuve ?
Sa voix tremblait de fatigue et d’énervement.
— Pas l’ombre d’une preuve, dit le vieillard. Ou plutôt si, je suis vivant. Que vous faut-il de plus ?
— Pourquoi ne se sont-ils pas fait connaître ? Pourquoi n’ont-ils pas poussé jusqu’à Bételgeuse, jusqu’à la Terre puisqu’ils avaient atteint les frontières de notre empire ?
— Ils n’y tenaient pas. C’était pour eux une raison suffisante. Ils disaient qu’il fallait laisser les choses arriver d’elles-mêmes, qu’un contact en ces années passées serait prématuré. Je vous l’ai dit. Dans tout ce qu’ils entreprenaient, ils n’étaient pas pressés.
— Est-ce tout ? dit Algan.
— Presque tout. Une seule chose mise à part. Voyez-vous, j’avais en commun avec eux le fait que nous étions des hommes, à peine différents, plus le jeu d’échecs ou plutôt l’échiquier aux soixante-quatre cases, et encore une troisième chose, le zotl. Leur faune et leur flore étaient différentes de la nôtre, non pas fondamentalement, mais elles avaient évolué selon des voies extrêmement différentes, presque divergentes des nôtres, et pourtant elles étaient aussi implacablement logiques que les nôtres. Mais ils connaissaient le zotl, comme nous, et ils le tiraient de la même plante, des mêmes dures racines enfouies sous des mètres de roche. Et, comme pour nous qui sommes issus de la Terre, il ne poussait pas sur leur planète d’origine. Nous n’avons découvert le zotl que lorsque nous avons exploré d’autres mondes que celui sur lequel notre espèce était née. Il en fut de même pour eux.
» Voyez-vous, dans l’espace, je crois que l’on retrouve trois choses, de places en places, d’abord l’échiquier, qui est sans doute plus ancien que l’homme, ensuite l’homme lui-même, et la vie telle que nous la connaissons, et enfin le zotl, que l’homme n’a découvert dans chaque cas qu’à un stade précis de son développement. Et je pense que chacune de ces choses n’a de sens qu’en fonction des deux autres et qu’elles viennent juste d’être réunies, ici, et ailleurs, et qu’il existe sûrement entre elles des corrélations que nous commençons à peine à entrevoir. C’est à vous de les découvrir.
Le vieillard leva la tête et fixa l’étoile rouge qui illuminait la nuit. Ses lèvres sèches frémissaient et ses mains posées sur ses genoux tremblaient. La tombée de la nuit avait emporté les derniers souffles du vent. Il se leva en s’appuyant sur une canne.
— Venez maintenant, dit-il à Algan, allons manger et nous reposer.
Algan écoutait la respiration lente et irrégulière du vieillard. Il s’était roulé dans une couverture et reposait sur le plancher de bois, la tête posée sur son sac, et il avait attendu le sommeil. Sans succès.
Ses yeux parcouraient les veines des planches du plafond, dans la lumière rouge de la nuit. Ses nerfs étaient tendus. Le silence était total, et seulement scandé par les bruits légers, familiers et rassurants du bois et par la respiration du vieillard.
Il ne pouvait dormir. Il réfléchissait.
Il se pouvait qu’il n’y eût dans tout ce qu’il avait entendu que des légendes invérifiables et probablement fausses. Et cela paraissait même certain. Presque certain.
De l’autre côté, il y avait l’espace, son étendue, les myriades de mondes qui le peuplent et les possibilités qu’ils représentent, et des centaines de questions aussi anciennes que l’homme et jamais résolues. Mais cela ne suffisait pas. Il y avait autre chose.
Il y avait ces bruits qui couraient dans toute la Galaxie, cette attente, jusque-là, de la découverte d’une autre espèce pensante, humaine ou non humaine, et qui ne fût pas le résultat de mutations à partir d’une souche Terrienne, comme les hommes d’Aro avec leurs yeux sans pupille apparente.
Il y avait Nogaro, il y avait la curiosité, l’intérêt que les gens de Bételgeuse aussi bien que les Puritains d’Ulcinor et des Dix Planètes portaient à toutes les histoires fabuleuses rapportées par les pionniers de leurs expéditions. Il y avait cette conviction de Nogaro, et celle du Marchand d’Ulcinor, que certains secrets se cachaient dans les profondeurs de l’espace, hors de l’atteinte des hommes.
Et il y avait l’échiquier.
Il y avait cette proximité sourde d’une armée invisible, ces déplacements de pions sur un terrain de jeu cosmique, cette rivalité entre Bételgeuse et Ulcinor à propos de ce qui pouvait surgir de l’espace. Il y avait Jerg Algan, ce qu’il savait et ce qu’il ignorait, les espoirs dont il était chargé, les questions qu’il devait éclaircir. Il y avait deux ou trois expéditions détruites de fond en comble, les étranges visions procurées par le zotl, les citadelles immenses et noires auxquelles croyaient les Puritains et que semblaient connaître les hommes de Bételgeuse.
Il se pouvait que la solution du problème se trouvât sur Bételgeuse. Il se pouvait qu’elle existât dans les mémoires magnétiques des ordinateurs géants, dans les dossiers et dans les rapports. Il se pouvait même que Jerg Algan fût un faux indice destiné à lancer les Puritains d’Ulcinor sur une fausse piste.
Mais il y avait l’échiquier.
Et ses soixante-quatre cases, son allure de tableau à double entrée, ses figures incompréhensibles et ses possibilités presque infinies de combinaisons mathématiques.
Un symbole ? Le symbole de l’univers.
Mais était-ce réellement un symbole ? se demanda Jerg Algan, les yeux ouverts, fixant la fenêtre, sentant dans son dos les irrégularités du plancher et sur sa peau la fraîcheur moite de la nuit.
Ou était-ce une réalité, une clef, ou encore une sorte de plan, ou encore une porte, livrant le secret des citadelles noires, les mettant à la merci de celui qui saisirait les morceaux épars du puzzle et les rassemblerait en un tout cohérent ?
Il glissa sa main sous sa tête, la plongea dans le sac et en tira l’échiquier. Son pouce caressa la surface froide et polie du bois. L’échiquier était une clef plus ancienne que l’homme et avait attendu patiemment au travers de toutes les civilisations humaines que l’homme sût s’en servir. Et peut-être les citadelles éparses dans l’espace étaient-elles aussi nombreuses que ces grains de riz que le roi de la légende promit à l’inventeur de l’échiquier, un grain sur la première case, deux sur la seconde, quatre sur la troisième, doublant ainsi de suite jusqu’à la soixante-quatrième case qui eût dû supporter plus de riz que la terre entière n’eût pu en produire ?