— Vous êtes un étranger. D’où sortez-vous, d’abord ? Vous n’êtes pas un indigène. Sa voix traîna avec condescendance sur le mot indigène.
» Et vous n’êtes jamais passé par le port stellaire. Il ne vient pas tellement de visiteurs dans ce trou perdu. Je vous aurais remarqué.
— Peu importe, dit Algan. Peut-être un navire d’inspection de Bételgeuse m’a-t-il déposé en un point de la planète que vos détecteurs ne couvrent pas. N’avez-vous pas remarqué l’approche d’un navire, sur vos écrans ?
L’expression du garde changea sensiblement.
— Peut-être, dit-il, peut-être. Mais même si cela était, j’ai reçu des ordres. Je puis être puni si je ne les exécute pas.
— Je doute que votre capitaine le fasse si vous me laissez entrer. Dans le cas contraire, je ne réponds de rien.
Le garde dévisagea une fois de plus Jerg Algan. Les vêtements froissés et sales, la barbe naissante, la fatigue qui se lisait sur les traits de l’étranger ne lui inspiraient pas confiance.
— Je viens de la part de Nogaro, dit brusquement Algan.
— Nogaro ? Comment connaissez-vous ce nom ?
La voix du garde s’était faite impérative.
— Il m’a envoyé. C’est tout.
— Nogaro, dit le garde rêveusement. Je croyais qu’il était mort. Soit. Je vous crois. Mais je vais appeler le capitaine et il décidera lui-même de vous recevoir maintenant ou d’attendre le matin. Je m’en lave les mains.
Il pressa une touche et les hautes portes de bronze, portant en lettre énormes le nom de la planète, Glania, s’ouvrirent et laissèrent passer l’étranger, qui s’avança seul, sur l’immense esplanade déserte du port, en direction de la tour luminescente.
Le capitaine tournait résolument le dos à Algan et examinait le ciel par la grande baie qui limitait le fond de son bureau. La lumière du soleil levant jouait dans les fourrés qui bordaient l’horizon oriental, et les antennes noires du port se découpaient sur le ciel encore pourpre comme les branches trop régulières d’arbres calcinés.
Le capitaine était petit et brun, mais en vieillissant, il manifestait une fâcheuse tendance à prendre de l’embonpoint, et son caractère s’aigrissait. Aussi portait-il un fort ceinturon de cuir et contemplait-il avec nostalgie l’esplanade de son port stellaire vide de tout navire, et le ciel, vide de tout messager de Bételgeuse.
Les heures étaient quelquefois longues sur Glania.
— Vous avez une affaire à me proposer ? dit-il d’une voix rogue. Allons. Je vous écoute.
— Vous ne me demandez même pas qui je suis, remarqua Algan.
— Peu importe.
— Mettons que nous en parlerons tout à l’heure, glissa Algan.
— Je vous attends, dit le capitaine.
Ses mains, qu’il tenait derrière son dos, s’agitèrent. Le premier rayon net du soleil déborda l’horizon et la lumière et la teinte du ciel se mirent à changer. Chaque soir et chaque matin une lutte renouvelée se déroulait entre la lueur rouge de la nuit et l’étoile blanche du jour. Le soleil blanc était une immense araignée qui tissait sur toute la surface du ciel une toile de rayons, presque instantanément étendue à tout l’horizon, et dans ce filet blême se prenait immanquablement la lointaine étoile pourpre qui pâlissait et semblait fuir.
Et chaque soir c’était l’inverse. Des légendes commençaient à courir dans la population de Glania à propos de ce combat incessant du jour et de la nuit.
— Je suis venu vous offrir le moyen de vous faire remarquer par Bételgeuse, dit lentement Algan. Peut-être même de sauter un grade ou deux, ou de vous faire muter sur un monde plus proche du centre.
— Eh bien ? dit le capitaine. Il se mit à rire, mais son rire sonnait faux. Il s’arrêta brusquement, se retourna et toisa Algan.
— Ce dont la Galaxie humaine a le plus besoin, dans les conditions actuelles, dit Algan, c’est d’un moyen de translation interstellaire presque instantané. Les artifices dont nous usons pour accélérer la course de nos navires sont dès maintenant insuffisants. Je pense que le gouvernement central de Bételgeuse témoignerait une certaine reconnaissance à l’homme qui lui apporterait un nouveau procédé.
— Vous par exemple ? dit le capitaine, d’une voix glaciale.
— Peu importe qui. Mettons que j’en sois maintenant au stade des expériences. Mettons que j’aie particulièrement besoin d’un produit que je ne puis me procurer ici. Admettons que vous en déteniez. Etes-vous prêt à m’en céder une petite quantité pour me permettre de poursuivre mes travaux ? Je vous en serai reconnaissant et avec moi toute la Galaxie.
— De quoi avez-vous besoin ? dit le capitaine, fixant un point vague, au-delà de la tête d’Algan, au-delà des murs de la pièce, au-delà même de la planète, situé en un monde de rêves dont nul n’avait la clef, sauf le capitaine.
— De zotl, dit Algan doucement.
Le regard du capitaine abandonna immédiatement son objectif incertain et effleura Algan. Ses mains se posèrent sur le bureau et il se pencha vers Algan. Puis son visage devint rouge, et il se mit à rire avec une telle violence que des larmes jaillissaient de ses yeux.
— Du zotl, mon garçon, dit-il lorsqu’il se fut calmé, et rien d’autre ? Etes-vous bien sûr que vous ne désirez rien d’autre ? Mais comment savez-vous d’abord si j’en possède ou non ? Etes-vous fou, mon garçon ? Venir me demander du zotl, à moi, en me racontant une histoire invraisemblable. Du zotl pour se déplacer entre les étoiles. On a déjà essayé de me soutirer ou de me voler de la drogue de bien des façons, mais jamais encore de celle-là. Mais on dirait que vous croyez à votre histoire, mon garçon. Vous êtes paranoïaque, rien d’autre, paranoïaque.
— Le zotl n’est pas une drogue, dit Algan froidement, si l’on se réfère à la lettre de la loi.
Le capitaine cessa de rire.
— Je vous ai assez vu, dit-il. Déguerpissez.
— Le zotl n’est pas une drogue, dit Algan, et si vous en possédez, je suis prêt à vous l’acheter. Une telle transaction est parfaitement licite. Seuls les mondes puritains tiennent le zotl pour une drogue encore qu’ils n’aient jamais pu faire la preuve de sa nocivité. Mais nous nous trouvons ici sur un monde entièrement contrôlé par Bételgeuse. Vous pouvez me vendre du zotl, capitaine, si vous en possédez, ce que je crois. Et Bételgeuse vous en sera reconnaissante, un jour ou l’autre.
Le regard du capitaine regagna son rêve nuageux.
— Je possède du zotl, dit-il. J’en consomme parfois. Les journées sont longues sur ce monde perdu. Ce n’est pas un délit. Vous le savez, si vous êtes un envoyé secret de Bételgeuse. J’aurais dû me douter de quelque chose de semblable.
— Je ne suis pas un envoyé secret de Bételgeuse, dit Algan. Je préfère vous le dire avant que vous ne le découvriez de vous-même. Je n’ai même jamais mis les pieds sur Bételgeuse. Mais j’ai besoin de zotl et je suis prêt à payer dix fois son prix. Jouons cartes sur table, voulez-vous ?
— Soit, dit le capitaine. Avez-vous de l’argent ?
— Non, dit Algan.
Le capitaine s’énerva visiblement.
— Vous êtes fou, dit-il.
Il avança la main vers un bouton dissimulé dans une moulure du bureau.
— Ne faites pas cela. Je vous ai dit que je n’avais pas d’argent sur moi, mais non que je ne pouvais pas disposer d’une somme considérable. En fait, je représente une somme considérable. Il me faut douze racines de zotl, environ. Evaluez-les vous-même.
Le capitaine réfléchit un instant. La somme était énorme.
— Cinq cents unités, à peu près, dit-il.
— Je vous en offre cinq mille, dit Algan. Je me nomme Jerg Algan. Et ma tête est mise à prix. Elle vaut cinq mille unités. Donnant, donnant. Vous pouvez vérifier la chose dans vos instructions récentes.