— Au revoir, dit-il encore dans un souffle.
Puis il disparut.
Et l’échiquier avec lui.
VIII
Par-delà les soleils morts
C’était un univers gris et instable, imprécis, composé de courbes changeantes et d’orbites sans cesse déformées. Puis certaines lignes se précisèrent. Des lignes droites. Et, des nuées grises, émergèrent des zones mieux définies, plus sombres ou plus claires. Les lignes séparèrent les zones. C’était un échiquier.
Algan essaya de se mouvoir, sans y parvenir. Il ne reposait sur rien. Il avait eu, dans les premiers instants, conscience de tomber, puis cela s’était effacé, tandis que se précisaient les contours de l’immense échiquier sur lequel il reposait.
Il était un pion sur l’échiquier et il suivait certaines trajectoires complexes, sautant de case en case. Son crâne le faisait souffrir. Il ignorait pourquoi il sautait de case en case sur l’échiquier, mais il se dit qu’il devait y avoir une raison, qu’il connaissait la raison, mais qu’il lui était impossible de se le rappeler, qu’elle était gravée au fond de son inconscient. Sa tête lui faisait mal.
Comme s’il avait fait un intense effort cérébral. Il avait calculé instinctivement certaines données, mais il ignorait la façon dont il les avait calculées. Il avait appliqué le résultat de ses calculs, mais il ignorait pourquoi il devait sauter de case en case sur l’échiquier.
Ou peut-être y avait-il une corrélation entre ses calculs, sa migraine et les mouvements désordonnés qu’il accomplissait sur les soixante-quatre cases. Algan se souvint du nombre soixante-quatre comme d’un nombre relativement peu élevé. Comment l’échiquier pouvait-il être si vaste, pensa-t-il, puisqu’il ne comportait que soixante-quatre cases. Il se débattait dans un brouillard cotonneux ; sa mémoire l’avait fui ; rien de compréhensible ne l’entourait.
« Quel est donc mon nom ? » se demanda-t-il à voix haute. Mais sa voix ne parvint pas jusqu’à ses oreilles. Un problème emplissait son esprit. Sur quelle case dois-je aller maintenant ? Il réfléchit durement. Puis, brusquement, ses idées s’éclaircirent, des zones jusque-là inactives de son cerveau s’éveillèrent ; il éprouva l’impression d’avoir remporté une victoire, bien qu’il ne sût pas laquelle.
La solution se présenta à son esprit. Il se remit en mouvement sur l’échiquier.
« Quel est mon nom ? » se demanda-t-il de nouveau.
C’était une question purement gratuite. Il ignorait totalement ce qu’était un nom. Il savait seulement qu’un certain nombre de problèmes se posaient à lui sous la forme d’itinéraires idéaux à suivre sur un jeu d’échecs.
Un nom n’avait pas de sens. Seule, la résolution de problèmes d’itinéraires idéaux avait un sens.
Soixante-quatre cases, c’était peu, mais cela représentait une quantité colossale d’itinéraires possibles, d’obstacles à éviter ou à franchir. Cela nécessitait une quantité non moins colossale de calculs.
« Le cerveau humain fonctionne en partie comme une machine à calculer, pensa-t-il à haute voix. Il résout les problèmes posés par… »
Par qui ?
Par personne.
Par moi, Jerg Algan.
Il avait résolu le problème et il savait qui il était. Jerg Algan. Trente-deux ans. Rebelle à Bételgeuse. Humain. En fuite. Venant de quitter Glania par la voie de l’échiquier. En mission.
Il avait épouvantablement mal à la tête.
« J’ai pris trop de zotl, pensa-t-il. J’ai dû délirer. »
Le brouillard gris et informe se déchira autour de lui. Il flotta brusquement au sein d’un univers noir et piqueté de lumières. L’espace.
Il avait résolu le problème de l’échiquier. Il avait franchi l’espace et quitté Glania. Il avait extrait la racine de l’équation homme plus échiquier plus zotl. Et il n’était pas devenu fou. Il avait repris contact avec la réalité. Pouvait-il en être sûr ? Il flottait au sein d’un espace noir et piqueté de rares étoiles. La terreur de tomber s’empara de son esprit. Mais les réflexes qui lui avaient été inculqués lors de son entraînement sur la Terre lui permirent de retrouver le contrôle de lui-même.
Il ne tombait pas réellement. Lorsque ses yeux se furent accoutumés, il vit qu’il reposait dans un immense fauteuil noir, dur et froid, devant une table taillée dans la même substance, qui portait l’échiquier. Et ses doigts étaient posés sur des cases. L’air était froid et calme, vif, à peine lourd d’une odeur d’âges sans nombre. Il leva la tête et aperçut des étoiles brillant dans un ciel noir, de rares étoiles, rougeoyantes, éteintes et reflétant la lumière d’autres astres, ou en train de mourir ; mais bien plus profondément dans l’espace luisaient des régions lumineuses, des agglomérations éloignées de soleils qu’il était impossible de distinguer les uns des autres.
Il huma l’air et décida qu’il était parfaitement respirable. A considérer pourtant la noirceur du ciel, il lui semblait qu’il se trouvait en plein vide, sur une planète dépourvue d’atmosphère, qu’aucun voile ne s’interposait entre ses yeux et les brasiers défaillants qui brûlaient dans l’espace.
Mais il se pouvait, pensa-t-il, qu’un dôme invisible, peut-être purement énergétique, immatériel, retînt au fond de cet océan de vide une bulle d’air dans laquelle il pût vivre. Il se pouvait que de tout temps sa visite eût été prévue et que cette énorme citadelle du vide eût été construite en fonction de sa présence future.
L’idée sonnait étrangement. Imaginer qu’une race fabuleusement ancienne et plus que probablement non humaine ait pu bâtir un peu partout dans l’espace des stations gigantesques dans le seul but d’aider l’espèce humaine à conquérir les étoiles semblait inconcevable. A moins que cette race n’ait été elle-même humaine, et que les machines qu’elle avait créées en des temps anciens ne fonctionnassent toujours, tant leur degré de perfection était élevé.
Il quitta le fauteuil et parcourut l’immense salle ronde. La lumière qui l’éclairait était grise, et n’empêchait nullement les rayons des étoiles de parvenir aux yeux d’un observateur.
Les parois de la salle étaient nues et noires. Et, en un endroit précis, exactement en face du fauteuil et de la table qui supportait l’échiquier, Algan découvrit, gravé dans la muraille un échiquier portant sur chacune de ses cases des figures d’une incroyable finesse.
Mais ces figures intriguèrent Algan. C’étaient les mêmes qu’il avait vues sur son propre échiquier, mais elles n’étaient pas disposées dans le même ordre. Il traversa la salle, prit l’échiquier et compara.
Il n’y avait pas de différence. Sa mémoire pouvait l’avoir abusé, mais il en doutait. Les figures s’étaient déplacées sur son échiquier. Cela pouvait signifier que l’échiquier était une image de l’univers, et qu’à la résolution d’un problème correspondait une transformation de la situation décrite sur l’échiquier par les figures. Cela pouvait signifier qu’il existait un accord entre l’univers, ou tout au moins la Galaxie, et l’échiquier, et qu’une transformation de l’échiquier correspondait à une translation dans l’espace.
Etait-ce une translation presque instantanée, ou au contraire, s’étalait-elle sur une immense période de temps ? Il ne pouvait le déterminer. Il savait seulement que, pour lui, une période de temps extrêmement courte s’était déroulée pendant le voyage. Il passa sa main sur son visage et nota que sa barbe n’avait pas sensiblement poussé. Mais la Terre avait-elle vieilli ? Là, était la question. Des milliers d’années s’étaient-elles écoulées sur Bételgeuse tandis qu’il franchissait cette distance, ou dix secondes seulement ? S’il regagnait jamais la Galaxie humaine, aurait-il affaire à Nogaro, ou à de lointains descendants de celui-ci qui auraient oublié jusqu’à son nom ?