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La salle ne présentait aucune issue. Pourtant l’échiquier gravé sur la muraille pouvait être une serrure. Il promena ses doigts sur les cases, au hasard, car nul problème précis ne lui venait à l’esprit. Mais à peine avait-il effleuré les cases centrales qu’il perçut un son léger et cristallin et qu’une petite partie de la muraille située juste en dessous de l’échiquier pivota.

Il s’en écarta rapidement, empli de crainte à l’idée de ce qui pouvait surgir. Mais il aperçut seulement, au fond de la cavité, sur un socle noir, une sphère grise.

Il s’approcha et vit que la sphère était une sorte de récipient, empli d’une liqueur ambrée. La liqueur extraite de la racine du zotl.

Ainsi les citadelles noires étaient bien la clef du problème posé par l’homme, l’échiquier et le zotl. Le zotl plongeait l’homme dans un état de transe qui lui permettait d’entrevoir d’autres univers, d’autres mondes, selon des directions nouvelles, et l’échiquier permettait à l’homme de se mouvoir dans l’espace en direction de ces mondes.

Directement. Sans passer par l’intermédiaire long et coûteux des nefs stellaires, des ports disséminés sur des planètes difficilement conquises.

Ou plutôt les citadelles noires étaient l’équivalent incroyablement plus évolué des ports stellaires. Et de même que Bételgeuse était l’araignée de la toile que les ports stellaires tissaient au travers de la Galaxie humaine, il devait exister au centre de la Galaxie, une intelligence étrange et ancienne qui attendait, décidait et agissait, surveillant les hommes qui osaient s’aventurer dans les dédales de son labyrinthe.

Mais il ignorait dans quelle partie de la Galaxie il avait été transporté par le jeu-conjugué du zotl et de l’échiquier. A en juger par la rareté des étoiles et par la noirceur du ciel, il se pouvait que le monde énorme et mort qui le portait, se situât sur les bords de la Galaxie. Les soleils qu’il pouvait apercevoir semblaient mourants, ou encore détruits par quelque ancien et irrémédiable cataclysme. Mais il se souvint de ce que lui avait raconté, sur Glania, le vieux pilote, à propos de cette chaîne de soleils morts qu’une expédition perdue avait rencontrée sur la route du centre de la Galaxie.

Sans doute une énergie inconcevable avait-elle tracé un sillon obscur dans l’espace, en des temps reculés, avant même peut-être que de la vie n’apparût sur la Terre, et avait-elle accéléré dans des proportions incroyables le processus qui entraîne le vieillissement et la mort des étoiles. Ainsi le centre de la Galaxie était-il entouré d’une barrière désolée d’étoiles naines et blanches et de soleils pourpres qui jalonnaient les territoires interdits. Il se trouvait moins loin du centre de la Galaxie qu’il ne l’avait craint. Mais cette proximité elle-même n’avait pas de sens, eu égard aux unités qu’il avait l’habitude d’utiliser. La lumière mettait plus de cinquante mille années à parcourir la distance qui séparait le centre de la Galaxie des bords extrêmes de l’immense lentille de soleils. Les hommes, à bord de leurs nefs stellaires, en se déplaçant selon d’autres directions de l’espace, eussent peut-être mis cent fois moins de temps dans le meilleur des cas. Mais c’était trop encore. Il se rendit compte pour la première fois de l’étrange dérision que contenaient les simples mots de Galaxie humaine.

Les hommes n’avaient conquis qu’une province de l’espace, qu’une banlieue de la Galaxie ; ils n’avaient exploré que quelques milliers de planètes alors que des millions d’étoiles les environnaient. Il frissonna. Toute son assurance de Terrien, toute sa suffisance d’humain l’abandonnèrent instantanément. Toute la gloire et toute la puissance des hommes s’effacèrent de sa mémoire. Il n’y avait plus sur l’écran de son esprit que ce grouillement inconcevablement multiple d’étincelles qui formait une lentille d’étoiles, elle-même perdue et anonyme au sein d’un univers trop vaste. C’était trop grand et trop complexe. Il ferma les yeux. Mais il lui vint soudain à l’idée qu’il possédait une chose tout aussi complexe que la Galaxie elle-même, son cerveau, ses neurones, capables d’associations innombrables. L’univers posait des problèmes presque illimités, mais les humains disposaient d’un instrument capable de les résoudre, consciemment ou inconsciemment. On leur avait donné un instrument et les moyens de s’en servir. Il fallait qu’il sache qui et pour quelles raisons.

Il prit la sphère à deux mains et but le zotl. La liqueur rafraîchit sa gorge. Il traversa la salle, s’installa dans le fauteuil, posa ses doigts sur l’échiquier et inspecta le ciel. Les étoiles se brouillèrent et changèrent.

Le passage s’effectua beaucoup plus facilement que la première fois. Il n’eut pas cette impression de déchirement, et la migraine qui accablait son cerveau disparut. Il flotta un petit temps dans le gris tandis que des centres cérébraux inconscients coordonnaient l’activité de ses doigts sur l’échiquier et le déplacement de son corps dans l’espace.

Il se déplaçait au hasard. Son but était d’atteindre un indice qui lui indiquât la nature et la provenance des constructeurs de l’échiquier et des noires citadelles. Il espérait en sautant de monde en monde, finir par atteindre au terme d’un voyage incommensurable le monde d’origine des constructeurs ou des Maîtres comme les avait appelés le vieux pilote de Glania.

Mais il existait dans la Galaxie des millions de soleils et de planètes et il pouvait exister un nombre presque aussi grand de citadelles noires. Aussi était-ce un voyage sans espoir.

Les citadelles étaient partout semblables à elles-mêmes, il s’en aperçut bientôt. Et la salle dans laquelle il se retrouvait à la fin de chaque voyage était chaque fois ronde et surmontée d’une invisible coupole. Mais cette coupole laissait filtrer à chaque voyage les rayons d’étoiles différentes, et la couleur des cieux n’était jamais la même.

Une fois, il crut qu’il se trouvait au fond d’une mer, tant les cieux étaient bas et verts. Il ne pouvait apercevoir la lumière d’aucune étoile, mais seulement la lueur glauque d’un soleil énorme. La planète était si vaste qu’il pouvait distinguer la ligne d’horizon au travers de la coupole, au-dessus des murs noirs de la salle. Il inspecta ces collines basses et bleues, inquiétantes à force d’immobilité, mais rien ne bougeait nulle part. C’était un monde informe sur lequel la vie n’avait pas encore été jetée, sur lequel elle était peut-être impossible. C’était un monde d’aliéné, fermé sur lui-même, enclos dans ses murailles de nuages.

Il le quitta pour un rocher étincelant qui errait au travers de cieux constellés. Il se dit qu’il devait approcher du centre de la Galaxie, tant les étoiles étaient ici nombreuses. Elles semblaient se toucher, elles paraissaient s’écraser les unes contre les autres. Le ciel était fait d’or et les rares endroits sombres ressemblaient à des étoiles obscures qui eussent irradié de la nuit. Une autre fois, il vit des ruines s’élever sous un ciel pourpre, incendié par la proximité d’une géante rouge. Ces palais détruits ne défiaient pas le temps comme les citadelles noires. Ils avaient dû être l’œuvre de races secondaires, comparables à l’espèce humaine, qui avaient peut-être cru bon de se mesurer à la puissance des Maîtres. Ou peut-être ces êtres s’étaient-ils suicidés en un accès sanglant de folie. Il y avait là un drame dont Algan ne pouvait retrouver la trame. Toujours était-il que d’étranges pierres taillées géométriquement se dressaient vers un ciel de braise, tout autour de la citadelle impassible.

Il se dirigeait de plus en plus aisément dans l’espace restreint de l’échiquier. Il ignorait encore de quelle façon son cerveau agissait sur les soixante-quatre cases et sur les curieux dessins qui les ornaient, et quelles étaient les facultés de son cerveau qui se trouvaient mises en jeu, mais cela lui importait peu. Il était maintenant capable de se déplacer dans la Galaxie entière. Il apprit même qu’il pouvait atterrir en un autre point d’une planète qu’au sommet de la citadelle noire, qu’il pouvait doser sa translation et se retrouver dans l’espace normal en n’importe quel endroit à sa guise.