Il pouvait brusquement apparaître dans l’espace, ou au centre d’une étoile, ou à la surface d’un monde désert, puis, en une fraction de seconde disparaître et gagner une des citadelles noires. Tant qu’il voyageait, il était protégé par une sorte de champ contre tout danger extérieur. Il était à la fois, pensa-t-il, dans l’espace normal et au-dehors.
Il ne ressentit au cours de son voyage ni la faim, ni la soif, ni la fatigue. Il se situait en dehors du temps. Une impression de plénitude qu’il n’avait jamais connue l’envahit. Il accomplissait enfin, se dit-il, la tâche pour laquelle il avait été fait. Il était le maître des étoiles et de l’espace, plus puissant que les hommes de Bételgeuse ou que les Puritains d’Ulcinor et des Dix Planètes. Il réalisait ce qu’aucun d’entre eux n’avait jamais osé rêver.
Des mondes de glace et des mondes de flammes, des planètes de diamant et d’autres de sable, des marais et des déserts, des nuées lourdes de tempêtes, des brouillards lumineux, des cristaux rangés en lignes infinies sur des plaines de boue violette, des océans tumultueux et vierges de toute vie, voilà ce qu’il vit du haut des coupoles immuables des citadelles noires. Il en vint à se demander si les citadelles n’étaient pas de gigantesques astronefs – ou un seul astronef – qu’il entraînait avec lui dans sa course sur l’échiquier de l’univers.
C’étaient des mondes sans nom, inhumains, qui jamais ne seraient livrés à la colonisation humaine, mais ils possédaient une beauté plus pure, plus âpre, plus vibrante que tous ceux qu’il avait vus dans les livres sur la Conquête de l’espace. La lumière y était déformée, les surfaces étaient distordues par le jeu de gravités colossales. Mais les conditions qui régnaient à l’intérieur des citadelles noires étaient toujours les mêmes.
Ses yeux se gavèrent d’étoiles géantes flottant comme des ballons de feu dans le ciel, plus vastes encore que Ras Algheti ou que l’Epsilon Aurigae qui firent l’admiration des astronomes des temps héroïques. Lorsqu’il atteignit au bout d’un périple incroyablement long, au bout d’une cascade de soleils et de planètes, les régions centrales de la Galaxie, il découvrit de nouvelles merveilles, un espace dont la courbure multiple était visible, un flamboiement insoutenable de couleurs, des étoiles tournant les unes autour des autres, se heurtant comme des balles dans le déchaînement de leurs exosphères. L’espace lui-même, empli de gaz et de poussières, semblait lumineux. Il vit des étoiles entourées d’anneaux, il vit luire, telles des nuées, de lointains amas globulaires qui représentaient chacun plus d’étoiles que n’en avait conquis l’homme et qui n’étaient pourtant qu’autant de gouttes de matière dans la Galaxie.
Et l’estime et l’admiration qu’il éprouvait à l’égard des constructeurs des citadelles noires grandit encore lorsqu’il comprit qu’il ne voyageait pas seulement dans l’espace, mais encore dans le Temps, car la lumière des étoiles du centre de la Galaxie que ses yeux avaient perçue sur la Terre voyageait depuis des milliers d’années, tandis qu’il contemplait maintenant ces soleils face à face, tels qu’ils étaient quelques années plus tôt à peine. Les constructeurs avaient édifié une civilisation à la mesure de l’univers, aussi démesurément vaste par rapport aux réalisations humaines que pouvait l’être l’ensemble des ports stellaires par rapport à une fourmilière.
« Et ils étaient morts », se dit-il.
Car longtemps il ne trouva d’eux aucune trace. Les salles vides ne contenaient pas le moindre indice, comme si elles n’avaient été que des lieux de passage abandonnés longtemps auparavant, ou comme si elles avaient été construites en fonction d’une nécessité qui n’était jamais venue.
Puis cela changea, tandis qu’il se rapprochait toujours plus, en une spirale hésitante, du centre de la Galaxie. Une présence, une vague odeur flottaient dans l’air, qui suggéraient un passage récent, une trace, bien que rien encore ne fût visible. Algan remarqua que de plus en plus fréquemment, les citadelles noires étaient situées sur des mondes géants entourés, à en juger par la couleur du ciel, d’une atmosphère d’hydrogène.
Une fois, une longue vibration ébranla le sol dallé de la salle. Algan attendit, mais rien ne vint. Des heures passèrent dans le silence et il sentit la fatigue monter lentement et sourdement dans ses membres. Il repartit sans avoir réentendu la vibration. Il s’inquiétait peu de se savoir perdu. L’idée même de regagner la Terre lui semblait aberrante.
Mais les signes se multiplièrent qui indiquaient la fin du voyage. Il croyait poser à chaque fois ses doigts au hasard sur l’échiquier, mais en réalité – il s’en rendait compte – il résolvait des problèmes qui lui étaient posés sans qu’il pût dire comment.
Et, brusquement, il se retrouva dans une salle d’un type nouveau. Ses parois noires étaient percées de larges pores. Il se précipita au-dehors et vit un ciel d’or, et des prairies mauves qui n’étaient pas sans analogies avec celles de la Terre ; des collines basses animaient l’horizon. Il sentit sur sa peau la chaleur d’un millier de soleils. La fatigue l’envahit et il se laissa choir sur l’herbe violette. Elle était douce et froide au toucher.
Il sut qu’il était arrivé sur le monde qu’il cherchait, qu’il avait atteint le point final de son voyage. Il leva la tête un dixième de seconde avant d’entendre la voix.
— Salut, robot, dit la voix grave et mélodieuse, dans la langue d’Algan.
— Je ne suis pas un robot, protesta Algan, je suis un homme.
— Homme, dans notre langue, dit la voix, d’un ton définitif, est le synonyme de robot.
IX
Bételgeuse
La salle était immense et nue. Une lumière cendrée émanait de ses murs aveugles. Huit hommes étaient assis autour d’une table de verre, se fixant les uns les autres, parlant et buvant. Leurs vêtements semblaient tissés d’argent, des bagues chargées de pierres étincelantes ornaient leurs doigts. Lorsqu’ils se taisaient, seul le silence régnait, un silence lourd et profond, que n’interrompait aucun son, aucune vibration.
La salle se trouvait à trois cents mètres sous la surface d’un monde proche de Bételgeuse. Deux cent cinquante mètres de roc et cinquante mètres d’acier la séparaient du sol du palais du Gouvernement. Quant aux huit hommes, ils présidaient aux destinées de la Galaxie humaine.
— Vous êtes encore un jeune homme, Stello, dit un homme brun, aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. Nous savons ce qu’il en est de cette sorte de soulèvement. Nous ne sommes guère partisans de la force. Nous avons le temps pour nous.
— Soit, dit Stello, qui était assis à la droite de celui qui venait de parler. Mais voici trois cas de mutinerie en moins d’une semaine. Ce navire au large d’Olgane dont l’équipage, capitaine en tête, s’adonne ouvertement aux trafics les plus répugnants ; cette station sur Oldeb V qui refuse de recevoir notre envoyé, et, pour finir, cette expédition des Marches extérieures, qui refuse de quitter le monde que nous l’avions envoyée explorer. Ne croyez-vous pas que toute notre flotte va bientôt nous abandonner pour se livrer au pillage ou encore pour coloniser ces paradis que l’on dit exister en certains points de la Galaxie ? J’insiste pour qu’une action énergique soit menée dans la flotte.