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Les sept hommes vêtus d’argent se tournèrent vers Stello. Leurs yeux pétillaient d’un étrange amusement. Ils semblaient tous dans la force de l’âge, et pourtant, sur leurs fronts et sur leurs mains fines et blanches, le temps, imperceptiblement, avait passé.

— Je voterai contre, dit l’homme aux yeux noirs. Non pas que l’emploi de la force me fasse peur. Mais la destruction est inutile et brutale. Non, croyez-moi, Stello, si j’ai des craintes quant à l’avenir de la Galaxie humaine, ce n’est pas de ce côté qu’elles viennent. Vous manquez d’expérience. Nous avons connu d’autres temps. Nous avons vu des systèmes stellaires entiers faire sécession. Et le temps, toujours, nous les a ramenés. Il est d’autres façons d’agir que d’envoyer une flotte de guerre. Et qui vous dit qu’il ne soit pas souhaitable que l’équipage d’un navire décide de coloniser une planète lointaine. Leurs descendants nous demanderont aide et protection.

— Peut-être, dit Stello, en posant son verre sur la table de cristal. Son regard fouilla les visages impassibles des autres, s’attarda sur leurs yeux froids, sur leurs lèvres minces et sur leurs fronts hauts et intelligents.

» Nous disposons de moyens presque sans limites, dit Albrand, dont le Temps avait teinté les cheveux d’argent. Et pourtant, Stello, nous sommes étrangement désarmés. Nous faisons régner l’ordre dans la Galaxie, nous sommes les tyrans les plus puissants que l’histoire humaine ait jamais connus, mais l’espace et le temps protègent d’une barrière presque infranchissable ceux que notre bras voudrait frapper. Je ne sais comment l’on nommera plus tard notre époque dans l’Histoire. Peut-être la considérera-t-on comme une époque étrangement pervertie, ou singulièrement libre. J’espère qu’on nous jugera seulement en fonction de nos intentions. Nous voulons donner à l’homme l’empire de la Galaxie.

— Nous savons, Albrand, nous savons, dit de sa voix glaciale Olryge, dont les cheveux roux et les yeux scintillants tels des rubis étaient connus à bord de maints navires de la flotte de Bételgeuse. Et nous savons que vous êtes bien content d’administrer cet empire de la Galaxie, même si vous n’avez pas droit comme les rois, les empereurs ou les dictateurs des temps passés à la gloire et aux vivats de la foule. Voilà près de trois siècles que je vous connais et ces temps derniers vous nous avez beaucoup parlé de votre mission. Etes-vous donc en train de vieillir ?

— Taisez-vous, souffla Albrand, les doigts tremblant de colère, mais les traits figés. – Je ne suis pas aussi ambitieux que vous. Je me contente de mon rôle d’administrateur. Je ne veux que le bien de l’espèce humaine. Peu m’importent les honneurs.

— Vous seriez prêt à nous vendre tous pour obtenir le titre de Maître tout-puissant de cette Galaxie.

— Vos propres rêves vous travaillent, Olryge.

— Cessez, ordonna l’homme aux yeux noirs. Ne voyez-vous pas que le pire danger qui nous guette se trouve en nous, au sein de cette assemblée ? N’avez-vous rien appris au cours de ces années sans nombre que vous avez vécues ? Que vos idéaux ou que vos ambitions vous mènent, n’êtes-vous pas capables de les taire ? Ne comprenez-vous pas qu’en face de l’immensité de l’espace que nous devons conquérir, nous sommes tous égaux ? Nous sommes les directeurs secrets de la Galaxie, nous-mêmes, les Machines qui peuplent le palais du Gouvernement, au-dessus de nos têtes, et ceux d’entre les nôtres qui voguent ici et là dans l’espace ; et notre impulsion a permis à l’humanité de brûler les étapes. Et vous détruiriez tout cela en vous disputant. Voyons, Albrand, j’ai connu le temps où vous n’aviez que le mot de paix à la bouche, et vous, Olryge, souvenez-vous des rêves que vous faisiez, de la puissance et de la liberté que vous désiriez accorder aux hommes.

— Nous en sommes loin, dit Stello. Parfois je me demande si nous avons servi à quelque chose, si ce pouvoir que nous détenons, cachés, a le moindre sens, si l’anarchie des premiers temps de la conquête n’était pas préférable à cet ordre de fer que la logique nous impose de maintenir.

— Vous voilà bien changé, Stello, depuis tout à l’heure. Vous ne parliez que d’expéditions, de mesures répressives et voici que vous doutez, dit l’homme aux yeux noirs.

— Je ne sais pas. Je crains toujours que cet empire s’écroule. Peut-être lui survivrai-je ? Mais je sais que cela n’aurait pas de sens. Je ne peux vivre que par lui et que pour lui. Je suis moins mon maître que le dernier des matelots que j’ai rencontrés lorsque je fis, les années passées, le tour de nos conquêtes. Il y a des nuits où je n’en dors pas. Je pense à toutes ces étoiles que nous avons soumises et au peu d’hommes qui les occupent, et à la facilité avec laquelle ces liens pourraient se défaire, et tout cet immense édifice humain s’en aller à la dérive. Je me dis parfois qu’il ne forme qu’un grand corps, dont nous sommes la tête, dont nos envoyés sont les yeux, dont les cellules meurent tandis que nous seuls demeurons, nous les Immortels, et il m’arrive de penser que nous ne survivrions pas à la destruction de ce corps. Et la peur incline à la violence, n’est-ce pas, Olryge ?

— Vous lisez trop les philosophes de l’ancien temps, grogna Albrand, tandis que les autres demeuraient silencieux, plongés en leurs pensées.

— Il y a quelque chose de vrai dans ce que dit Stello, dit Fuln, en posant sur la table froide ses mains maigres et fines. Nous sommes les maîtres et pourtant nous serions impuissants sans ces quelques millions d’immortels qui sillonnent en tous sens la Galaxie humaine, et sans ces cerveaux électroniques qui condensent nos informations, et qui durent, durent plus longtemps que nous-mêmes. Parfois, je me demande si nous ne sommes pas tous au service des Machines, si elles ne mènent pas leur propre guerre secrète par-dessus nos têtes et tout au long du temps.

— Vous rêvez, Fuln, cria Albrand. Les Machines proposent et nous décidons. Des milliards d’humains pensent que leur existence est suspendue à une décision des Machines. Mais souvenez-vous des premiers Immortels qui commencèrent notre tâche, bien avant que vous ne fussiez né ; ils décidèrent de s’abriter derrière le rempart apparent des Machines, et de gouverner cachés, parce qu’ils savaient que les hommes admettraient mieux les ordres irrévocables d’une fatalité mécanique que ceux d’hommes, fussent-ils immortels. Les Machines de Bételgeuse sont devenues le symbole de la continuité de la Galaxie humaine, mais nous sommes la réalité de cette continuité.

— Peut-être, dit Fuln. Peut-être. Mais à partir de quoi décidons-nous ? A partir des informations que nous donnent les Machines. Et si ces informations étaient minutieusement choisies ? Et si les Machines étaient elles-mêmes dominées par quelqu’un ? Par l’un d’entre nous ?

— C’est un très vieux problème, dit doucement l’homme aux yeux noirs. Je n’ai guère vu de séances auxquelles il ne soit débattu. Et jamais on ne lui a trouvé de réponse. Le problème des Immortels, c’est que l’expérience les a rendus méfiants et qu’ils voudraient être sûrs de tout. Mais cela est impossible.

— Peu importe qui décide, lança Stello. Nous nous acheminons vers un but. Là est la question.

Il y eut un silence.

— Nous ne l’atteindrons jamais, dit sombrement Olryge.

Ils se regardèrent et attendirent.

— Désirons-nous vraiment l’atteindre ? demanda l’homme aux yeux noirs. Lorsque le pouvoir central s’établit près de Bételgeuse et que les Immortels le prirent en main, le but explicite, mais tenu secret, était de faire de l’espèce humaine une race d’immortels capables de défier l’Univers et de conquérir avec le temps, ou en violant le temps, les régions les plus lointaines de l’espace. Ce but a-t-il changé ?