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— Non, répondirent-ils tous ensemble.

— Mais désirons-nous vraiment l’atteindre ? Désirons-nous encore l’atteindre ? Souhaitons-nous encore que la race entière devienne semblable à nous ? Je n’en suis pas sûr. Je crois qu’il est arrivé une chose que les fondateurs du pouvoir central n’avaient pas prévue. L’espèce humaine s’est développée dans l’espace comme un organisme gigantesque, ainsi que le disait tout à l’heure Stello, dont chaque planète est une cellule et dont Bételgeuse est là tête. Et nous sommes heureux en une certaine façon d’assigner à cet organisme ses buts et ses lois. Nous ne désirons pas qu’il se dissolve, même pour donner naissance à une forme plus haute d’organisation. Nous ne voulons pas qu’il meure parce que nous mourrions avec lui. Nous nous efforçons de le maintenir en vie tel qu’il est, le plus longtemps possible.

— Soit, dit Olryge. Mais ai-je besoin de vous rappeler pourquoi le but ne fut pas immédiatement réalisé ? Ce but final exigeait que certains buts secondaires fussent préalablement atteints. L’Immortalité accordée à l’espèce tout entière eût pu mettre en péril l’avenir de l’humanité. Nos prédécesseurs craignirent la surpopulation, la famine, la guerre, et que sais-je encore ? La Galaxie humaine n’était pas assez vaste alors, et l’humanité n’était pas assez mûre. Sont-elles plus avancées aujourd’hui ?

— Nous ne pouvons pas en être sûrs, dit en souriant l’homme aux yeux noirs. Nous ne pourrons jamais en être sûrs. Nous savons seulement que nous avons conquis ou exploré un nombre immense de planètes habitables, que d’autres encore nous attendent. Que l’espèce humaine n’est plus qu’un voile ténu étiré entre les étoiles, et que notre conquête ne s’affirmera pas si nous ne disposons pas rapidement d’un plus grand nombre d’hommes.

— L’humanité est-elle mûre ? rappela Olryge.

— En discuterions-nous jusqu’à la fin de l’éternité que nous l’ignorerions encore, dit l’homme aux yeux noirs. Il a été décidé autrefois que les Immortels l’étaient et que le reste de l’humanité ne l’était pas, en fonction de certains critères scientifiques qu’aucun de nous n’admettrait aujourd’hui. Et pourtant, nous les utilisons encore lorsqu’il s’agit de recruter de nouveaux Immortels. Il a été décidé, par ailleurs, que l’immortalité resterait un secret, le mieux caché des secrets. Mais pourrons-nous le garder éternellement ? Ne vaudrait-il pas mieux le livrer avant qu’il ne sorte d’autres mains que les nôtres ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Stello.

— Nous n’avons tenu notre immortalité secrète qu’au prix des mesures les plus draconiennes, et que, grâce à ce voile que les distorsions du temps dues aux voyages effectués à la vitesse de la lumière étend sur nous. Mais le pourrons-nous toujours ? J’en doute. Imaginez ce qui se passerait si un autre groupe d’immortels apparaissait au sein de la Galaxie humaine, et s’il voulait nous disputer la primauté.

— L’humanité telle que nous la connaissons en mourrait, dit Fuln.

Une angoisse subite put se lire sur leurs visages pourtant accoutumés à l’impassibilité.

— Nous avons surmonté toutes les crises de cet ordre, dit Olryge.

— Pour le moment, reprit l’homme aux yeux noirs. Mais pour combien de temps encore ?

— Que proposez-vous ? demanda Albrand.

— L’Immortalité le plus vite possible pour l’ensemble de l’espèce.

Il y eut un silence. Stello vida son verre. Les doigts d’Olryge s’agitèrent nerveusement.

— Je vote contre, dit Olryge. Il n’y a pas péril en la demeure.

— En êtes-vous si sûr ? lança l’homme aux yeux noirs.

— J’attendrai pour y croire qu’on me montre le danger du doigt. La Galaxie est sûre. Toutes nos informations concordent à ce sujet.

— Nos informations passent par les Machines. Avez-vous déjà oublié ce que disait Fuln, il y a un instant ?

— Rêveries.

— En êtes-vous si sûr ?

— Nous n’avons pas d’ennemis que vous puissiez nommer.

— Nous en avons des dizaines, Olryge. Vous êtes-vous endormi, ces temps derniers ? Avez-vous oublié entre autres les Puritains des Dix Planètes ?

Olryge éclata de rire.

— Des fantômes. Nous les avons matés définitivement, il y a un peu plus de cinquante ans. Ils ont compris de quel côté se trouvait la force, et l’Histoire.

— En cinquante ans, ils l’ont peut-être oublié. Ne le niez pas, Olryge. Vous avez le tort de penser toujours à la façon d’un Immortel. N’oubliez pas que dix années représentent une longue période de la vie d’un homme et que cinquante ans recouvrent plus d’une génération. Je ne suis pas très sûr que nous autres Immortels résisterions aussi bien à la défaite que les simples humains. Voyez-vous, à peine une vague d’homme est-elle écrasée qu’une autre se lève ; mais nous, nous n’oublions jamais les leçons que nous avons apprises. Nos défaites sont définitives. Celles des hommes sont aussi passagères que leurs vies. Jamais Ulcinor n’a oublié son vieux rêve d’hégémonie. Ils ont récemment renforcé les règles à l’égard des étrangers. Ils s’agitent singulièrement ces derniers temps. Ils se souviennent parfois de choses que nous avons négligées et ils espèrent là où nous calculons. Il n’en faut pas plus parfois pour que bascule un empire.

— Leur puissance est négligeable comparée à la nôtre.

— Soit, mais elle ne l’était pas hier, ou, plutôt, il y a cinquante ans. Elle peut renaître.

— Nous les materons à nouveau.

— Et nous perdrons peut-être.

— Absurde.

— Je m’attendais à une telle réflexion de votre part, Olryge. Mais il nous faut reconnaître que nous ne sommes ni omniscients, ni omnipotents, et que nous pouvons perdre. Et je voudrais que cette possible défaite ne soit pas celle de toute la Galaxie humaine. Je voudrais que l’immortalité soit donnée à tous les hommes. Oh ! je n’espère pas trop vous convaincre, Olryge. Vous vous souvenez de ce que disait tout à l’heure Stello, de cette crainte qu’il ressent de voir mourir cet être-humanité que nous dominons. Vous éprouvez la même chose. Nous éprouvons tous la même terreur. Mais s’il nous faut disparaître, sachons au moins disparaître volontairement.

— Donnons à l’homme l’empire de la Galaxie entière, plaida Stello. Nous avons encore des années devant nous, sinon des siècles avant d’atteindre les limites extrêmes de cette île de l’espace.

— Nous les atteindrons, dit l’homme aux yeux noirs, si on nous en laisse le temps. Sans doute nous faudrait-il accorder l’immortalité aux humains pour y parvenir, car ils ne sont pas assez nombreux. Mais je négligerai cet aspect du problème. Je crois plus simplement qu’on ne nous en laissera pas le temps. Nous avons des ennemis à l’intérieur de la Galaxie humaine. Mais peut-être avons-nous aussi des ennemis extérieurs.

— Je ne comprends pas, dirent en même temps Stello, Fuln et Albrand. Les autres se contentèrent d’écarquiller les yeux.

— Imaginez donc que les Puritains conquièrent, malgré tous nos efforts, le secret de l’immortalité. Ce serait catastrophique, n’est-ce pas ? Tous nos plans deviendraient caducs. Et, si faibles que soient les Dix Planètes, elles n’en seraient pas moins capables de nous défier en moins d’un siècle. Surtout si elles nous menaçaient de publier notre secret. Jusqu’ici, les Puritains ne se servaient que du meilleur succédané qui soit à l’immortalité, le voyage dans l’espace. Ils envoyaient certains d’entre eux croiser à la vitesse de la lumière pendant quelques mois ou quelques années, et, lorsqu’ils revenaient de leur périple, des dizaines d’années ou parfois des siècles s’étaient écoulés, et ainsi le contact du passé et de l’avenir était perpétuellement maintenu. Les hommes du Passé pouvaient contraindre leurs descendants à accomplir des plans tramés des siècles plus tôt. Mais ces hommes ne vivaient jamais que des vies d’hommes. Trop tôt éteintes. Voilà maintenant qu’ils rêvent à autre chose. A une forme d’immortalité plus définitive. A une continuité entre le passé et le futur qui ressemble étroitement à celle que nous assumons.