— D’où la tiendraient-ils ? Leurs laboratoires ont été détruits. Leurs savants ont été égarés sur de fausses pistes.
— Ne vous êtes-vous jamais demandé, Stello, pourquoi ce secret de l’Immortalité était resté si longtemps un secret ? Il y a eu un temps où aucun secret de cet ordre n’aurait pu être gardé, si bien caché fût-il. Ce temps n’est pas si lointain, mais savez-vous ce qu’il y a entre lui et le nôtre ? De l’espace, rien d’autre. Nous avons pu garder ce secret parce qu’il y a entre les mondes, une immense barrière d’espace. Et rien ne peut traverser l’espace sans que nous le voulions expressément. C’est pourquoi il est si difficile d’atteindre ou de quitter Bételgeuse. De vagues bruits ont bien couru à certaines époques, mais tant de légendes vagabondent à travers l’espace qu’on a eu tôt fait de les oublier.
» Mais l’espace qui est notre allié peut devenir aussi notre ennemi. Il nous isole, mais il peut aussi isoler d’autres mondes et d’autres secrets. Et il se peut que les Puritains aient reçu la promesse d’une aide extérieure et que leur espoir vienne de là.
— Une aide extérieure à la Galaxie humaine ? dit Fuln.
— Précisément. Le nom de Jerg Algan vous dit-il quelque chose ?
— Presque rien, dit Stello. Mais je crois qu’il a une grande importance dans la mythologie des Puritains.
— Ils se sont battus en l’invoquant, il y a cinquante ans, fit Albrand. Mais je crois bien me souvenir qu’il est mort il y a à peu près deux siècles.
— J’aimerais bien en être certain, dit l’homme aux yeux noirs, car les Puritains s’agitent parce qu’ils prétendent qu’Algan est revenu.
— Ils se cherchent des raisons d’espérer dans leurs légendes, lança Olryge.
— Peut-être, dit l’homme aux yeux noirs. Mais il y a peu de jours Jerg Algan a été vu sur Bételgeuse.
— Vous attachez trop d’importance aux légendes. Vous n’êtes qu’un rêveur, Nogaro, dit Olryge.
Les yeux noirs de Nogaro se promenèrent sur les parois grises de la salle souterraine. Les dalles réfractaires portaient, gravés en caractères minuscules, que le Temps n’effacerait jamais, les noms de tous les Immortels. Et c’était à peine si un millième de la surface des murs était couvert d’inscriptions, Toute l’histoire passée de la Galaxie humaine était résumée en ces noms et sur ces murs. Mais l’Histoire à venir des Immortels risquait bien de demeurer indéfinie, grise et vierge.
— Essayez donc de m’en convaincre, Olryge, dit Nogaro.
Bételgeuse. Jerg Algan sortit de l’obscurité glacée de l’espace, cligna des yeux et reconnut l’endroit où il se trouvait. Il faisait face à une immense paroi de verre couverte de symboles mathématiques, et derrière laquelle s’éteignaient et se rallumaient les yeux d’ordinateurs géants. Il se trouvait au sein même du palais du Gouverneur ; au-dessus de sa tête flottait une vaste sphère rouge, symbole de Bételgeuse dominant la Galaxie humaine.
La salle était déserte. Lorsqu’il l’avait visitée pour la première fois, elle était pleine de monde et il était entré par la grande porte, avec des voyageurs venus de mille mondes différents pour admirer la grande Machine dont dépendaient leurs vies. Mais ceci était son second voyage vers Bételgeuse, et les Maîtres l’avaient envoyé au centre même du problème.
La nuit devait être tombée sur la seule planète habitée du système, celle qui portait le palais du Gouvernement et la Machine. Rien dans la lumière ne permettait de le conclure, car depuis des siècles, ni la lumière ni la chaleur n’avaient varié dans la grande salle du palais. Mais cette salle n’était déserte que la nuit, après que s’étaient fermées les hautes portes de bronze, répliques plus puissantes et plus vastes des portes qui fermaient, d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine, les enceintes blanches des ports stellaires.
Il se pouvait que des détecteurs eussent pris déjà conscience de la présence de Jerg Algan dans la grande salle et que la Machine eût déjà prévu un plan de défense. Mais Algan s’en souciait peu. Il se pencha sur le sol et examina le carrelage. Il était étrange que durant les siècles qui s’étaient écoulés depuis que le palais du Gouvernement avait été construit, personne ne se fût inquiété du dessin particulier que formaient les dalles de pierre noire et blanche.
Un échiquier. Soixante-quatre cases immenses.
Et sur chacune des cases, presque imperceptibles, ressemblant à de fines rayures que le temps, le hasard et les bottes des voyageurs eussent infligées aux dalles vitrifiées, s’étalaient des figures.
Algan ne prit pas la peine de les détailler. Il les avait déjà contemplées hors de son précédent voyage. Il avait d’autres soucis ! La haine et le triomphe se mêlaient en son esprit. Et quelque chose d’autre.
La fidélité.
Il était arrivé lors de son premier voyage vers Bételgeuse, dans un endroit désert, au fond d’un des parcs qui cerclent la ville. Il avait émergé de la nuit, avec encore dans les yeux le reflet des splendeurs cyclopéennes du centre de la Galaxie, et la plus vaste ville d’un monde humain s’offrit à ses regards. Et, quelle que fût sa confiance dans le génie des Maîtres, il dut reconnaître qu’elle supportait la comparaison avec les citadelles noires, et les merveilles enfouies dans les profondeurs des étoiles qu’il avait contemplées. Bételgeuse représentait la plus haute réussite de la démence et du génie humains. Ce que la Galaxie humaine avait produit de mieux y avait été apporté par les navires du Gouvernement.
Algan se décontracta. En deux siècles d’exercices, il avait appris à franchir l’espace sans peine. Il emplit ses poumons d’air frais. Il huma l’odeur d’herbe et de terre humide. Il se releva et se glissa sans bruit entre les arbres, vers la ville.
Son apparence était parfaitement humaine. Et pourtant il n’était pas entièrement humain. Les Maîtres, qui, en des temps reculés, avaient construit les hommes, l’avaient quelque peu transformé, amélioré. Son cœur battait plus lentement que celui des hommes, et sa résistance à la fatigue s’en trouvait accrue. Il pouvait faire varier son métabolisme, et, dans des conditions difficiles, survivre longtemps, où, au contraire, faire se cicatriser rapidement ses blessures. Les microbes et les virus n’avaient plus de prise sur lui. Et même la mort l’avait oublié. Il était immortel.
Il vit grandir les coupoles et les flèches de la ville entre les arbres, tandis que s’élevait, sous la chaleur du soleil rouge, la vapeur rose du matin. Des navires stellaires traversaient de temps à autre le ciel, ou s’élevaient du port stellaire proche. Leurs lignes avaient peu changé. Peut-être leurs performances s’étaient-elles un peu améliorées. Mais la réelle surprise pour Algan ne se trouvait pas là. Elle tenait en Bételgeuse et en tout ce que Bételgeuse pouvait receler.
Il avait voyagé dans le Temps, avec son corps, puisque deux siècles s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté la Galaxie humaine. Deux siècles de la Terre, et presque deux siècles de Bételgeuse en tenant compte des temps légèrement différents. Mais toutes sortes de gens voyageaient dans le temps, depuis qu’il existait des astronefs capables de voler à la vitesse de la lumière.