— Il semble que vous ayez compris, maintenant. Peut-être certains détails vous échappent-ils encore ? Je puis vous lire le contrat. D’habitude, les signataires l’acceptent, hum… mettons, de confiance. Ils ne prennent même pas la peine d’en connaître les clauses. Je puis vous assurer pourtant qu’elles en valent la peine.
— C’est illégal, dit Algan. Cela ne va pas se passer comme ça. Il y a encore des juges sur Terre.
— Je le suppose, dit Tial. Et ils sont capables d’apprécier un contrat en bonne et due forme.
— Il m’a été extorqué, dit Algan. Je ne vous apprends rien, je présume.
— Les juges seraient très heureux de l’apprendre. Extorqué, dites-vous. Sous l’empire de la violence ? En êtes-vous bien sûr ?
— Pas question de violence là-dedans. J’ai été drogué.
— Contre votre volonté ?
— Pas exactement. D’ailleurs vous savez mieux que moi ce qui m’est arrivé. Tout ce que je veux, c’est un jury. Je porte plainte.
— Avant que vous ne fassiez quoi que ce soit, je serai ravi de vous conseiller, dit Tial.
Sa voix était égale et froide. Algan se dit que son affaire devait être mauvaise.
— Vous reconnaissez vous être drogué vous-même, je présume ? Vous prétendez que quelqu’un a profité de votre état pour vous faire signer ce papier. C’est bien votre point de vue ?
— Pas exactement, dit Algan. Un homme m’a offert plusieurs zotls. Il avait l’air de tenir beaucoup à ce que j’accepte de boire avec lui. J’ai voulu l’obliger. Puis le salaud en a indignement profité. Je suppose qu’il gagne quelque chose à ce petit commerce.
— Vous avez accepté cette… drogue de votre plein gré, n’est-ce pas ?
Algan acquiesça.
— Vous reconnaissez en avoir absorbé plus qu’il n’en fallait pour perdre le contrôle de vos actes.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Moi si. Se droguer est un délit. Perdre le contrôle de ses actes est un délit. Je veux bien croire à l’existence de cet homme. Pouvez-vous me l’amener pieds et poings liés ? Je suppose que la police psychologique serait ravie de le faire pour vous, mais vous savez qu’elle entend laisser les gens du Vieux Port tranquilles. Les gens comme vous. A l’intérieur de certaines limites, bien entendu. Alors, préférez-vous être arrêté par la police psychologique pour absorption excessive de drogue et être jugé par un jury en fraîche provenance des planètes puritaines, ou accepter les termes du contrat ? Je pense que le jury vous enverrait passer quelques laborieuses années sur une planète neuve. Ils n’éprouvent pas une très grande sympathie pour les drogués, vous savez, les gens des planètes puritaines. Ou bien préférez-vous passer dix glorieuses années dans l’espace, aux frais du gouvernement, grassement payé ? Vous aimez les aventures, je crois. Ne soyez pas rétrograde. Allez les chercher dans l’espace.
— C’est un coup bien monté, dit Algan. Je suppose que tout le monde est d’accord, la police psychologique, les autorités du port, le département spatial, et le gouvernement lui-même. Je peux juste dire « au revoir, monsieur » et partir.
Il se leva et fixa le lointain point de lumière des tuyères d’une nef. Par-delà les portes de bronze, la ville s’étalait sur les collines, grouillante, désordonnée, faite de cubes multicolores et entassés au hasard, la ville qu’il ne reverrait pas avant dix ans. La ville inaccessible. Entre elle et lui, il y avait déjà des dizaines d’années-lumière d’espace et de vide, des centaines de soleils, la possibilité de nombreux naufrages, d’imprévisibles dangers, d’êtres puissants, inconnus et hostiles.
Et derrière, la ville, c’étaient les océans verts et les vertes plaines de la Terre, et ses ruines indéchiffrables, ses civilisations englouties sous une marée de mousse, envahies par les grands glaciers du nord, ses villes mortes et leurs secrets à jamais perdus. Il n’y avait pas, se dit Algan, il ne pouvait pas y avoir dans l’univers deux planètes comme la Terre. Quelque chose apparut en lui. C’était un besoin de vengeance, un germe qui allait grandir silencieusement durant toutes ces années passées dans le vide et qui exploserait un jour et détruirait ce port, cette froide inhumanité des galaxiens. Ils paieraient leur dû quand leur temps serait venu. Mais maintenant, il était trop tôt, beaucoup trop tôt.
— J’ai été enlevé, dit Algan, sourdement. J’ai été enlevé. Je ne suis pas venu ici de mon plein gré. Vous ne pouvez pas nier cela, au moins.
— Si vous tenez à appeler les choses ainsi, vous avez été enlevé. Officiellement, vous avez été ramassé par une patrouille de la police psychologique, et vous n’avez dû qu’à votre contrat d’avoir été amené ici. Normalement vous auriez dû être jugé. Mais dans leur grande mansuétude, les responsables de la police ont estimé que vous aviez le droit de fêter votre départ et ils ont consenti à fermer les yeux. Naturellement, si vous portez plainte, ils seront obligés de parler. Contre leur gré, croyez-le bien.
— Si la Galaxie entière savait comment on recrute les pionniers, dit Algan, si seulement elle savait !
— Oh ! bien des gens le savent. Et de toute façon la parole d’un habitant du vieux Dark n’a pas beaucoup de poids, dans l’espace. Je suppose qu’ils vous riront au nez si vous racontez votre histoire. A moins qu’ils ne vous flanquent une raclée lorsqu’ils sauront d’où vous venez. Les éléments rétrogrades dans votre genre ne sont pas bien vus dans la Galaxie. Il vaudrait mieux pour vous que vous soyez discret.
Algan s’appuya contre la grande glace. La fureur le dévorait. Il souhaitait briser la vitre et plonger vers ce sol de porcelaine, mille pieds plus bas. Il souhaitait voir les nefs exploser et brûler, et les marins courir dans toutes les directions du port détruit, tandis que la ville les contemplerait, à l’abri des grandes portes de bronze.
L’espace était une prison. Il le savait. Il allait dériver dix années dans cette prison, l’angoisse et la rage au cœur, avec, dans l’esprit, l’image des portes scintillantes et de la vieille et libre ville grondant sur la Terre de sa vie sauvage et ancienne.
— Je comprends ce que vous ressentez, dit Tial. J’en ai vu d’autres, mais rarement comme vous. La plupart hurlent, crient, menacent, supplient. Mais au bout de trois mois ils se sentent dans l’espace comme chez eux. J’espère qu’il en sera de même pour vous. Franchement, je n’en suis pas sûr. J’espère que vous trouverez ailleurs, sur un autre monde, quelque chose de semblable à cette ville. Je crois qu’elle aura bien changé lorsque vous reviendrez. Dans mille ans.
Algan tourna lentement la tête. Ses yeux brillaient. Mille ans. C’était cette chute, cette fuite dans le temps qu’il redoutait le plus, et dont jamais il n’avait voulu parler. Dix ans à la vitesse de la lumière, et mille ans ici. Le port presque inchangé et la ville sans doute disparue.
— Je serai mort, dit Tial, lorsque vous reviendrez, si vous tenez à revoir la Terre. Et tout le monde m’aura oublié, ici. J’espère que vous ne me haïrez plus, alors. De toute façon cela n’aura plus la moindre importance. Il y aura d’autres hommes, et ils feront les mêmes choses simples et difficiles. Voyez-vous, je me dis quelquefois que nous ne sommes pas tellement perdus dans l’espace, mais bien dans le temps. Il y a deux mille cinq cents ans, lorsque les hommes ont commencé d’entreprendre les grands voyages à la surface de la Terre, sur des navires mus par le vent, la distance d’un endroit à son antipode était quelque chose de presque aussi infranchissable que le mur de son cachot pour un prisonnier. Et maintenant nous dérivons entre les étoiles. Mais le temps nous tient, de la même façon, et mille fois pire.